Page:Marguerite de Navarre - L’Heptaméron, éd. Lincy & Montaiglon, tome II.djvu/319

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
305
XXXIJe NOUVELLE

parler à personne. Bernage fut tant esbahy de veoir chose si estrange qu’il en devint tout triste & pensif.

Le Gentil homme, qui s’en apperçeut, luy dist :

« Je voy bien que vous vous estonnez de ce que avez veu en ceste table ; mais, veu l’honnesteté que je treuve en vous, je ne vous veulx celler que c’est, afin que vous ne pensiez qu’il y ayt en moy telle cruaulté sans grande occasion. Ceste Dame que vous avez veu est ma femme, laquelle j’ay plus aymée que jamais homme pourroyt aymer femme, tant que pour l’espouser je oubliay toute craincte, en sorte que je l’amenay icy dedans maulgré ses parens. Elle aussy me monstroyt tant de signes d’amour que j’eusse hazardé dix mille vies pour la mectre céans à son ayse & à la myenne, où nous avons vescu ung temps à tel repos & contentement que je me tenoys le plus heureux Gentil homme de la Chrestienté. Mais en ung voiage que je feys, où mon honneur me contraingnit d’aller, elle oublia tant son honneur, sa conscience & l’amour qu’elle avoyt en moy, qu’elle fut amoureuse d’un jeune Gentil homme que j’avoys nourry céans, dont à mon retour je me cuyday apercevoir. Si est ce que l’amour que je luy portois estoit si grand que je ne me povoys desfier d’elle, jusques à la fin que l’expérience me creva les œilz & veiz ce que je craingnoys plus que la mort, pour quoy l’amour