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Ve JOURNÉE

tanser, dont elle estoyt beaucoup plus craincte que aymée de toute la compaignye. Et, quant à elle, jamais ne parloyt à homme, sinon tout hault & avecq une grande audace, tellement qu’elle avoyt le bruict d’estre ennemye mortelle de tout amour, combien que le contraire estoyt en son cueur, car il y avoyt ung Gentil homme au service de sa Maistresse, dont elle estoyt si fort prinse qu’elle n’en povoyt plus porter.

Si est ce que l’amour qu’elle avoyt à sa gloire & réputation la faisoyt en tout dissimuler son affection, mais, après avoir porté ceste passion bien ung an, ne se voulant soulaiger, comme les aultres qui ayment, par le regard & la parolle, brusloyt si fort en son cueur qu’elle vint chercher le dernier remède, & pour conclusion advisa qu’il valloyt mieulx satisfaire à son desir, & qu’il n’y eust que Dieu seul qui congneût son cueur, que de le dire à ung homme qui le povoyt révéler quelque fois.

Après ceste conclusion prinse, ung jour qu’elle estoyt en la chambre de sa Maistresse, regardant sur une terrasse, veit pourmener celluy qu’elle aymoit tant &, après l’avoir regardé si longuement que le jour qui se couchoyt en emportoyt avec luy la veue, elle appella ung petit Paige qu’elle avoyt &, en luy monstrant le Gentil homme, luy dist :

« Voyez vous bien cestuy là qui a ce pourpoint de satin cramoisy & ceste robbe fourrée de loups