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DU TOME PREMIER

que feu M. le Cardinal du Bellay avoit espousė, estant Évesque & Cardinal, Madame de Chastillon & est mort marié, & le disoit sur un propos qu’elle tenoit à M. de Manne, Provençal, de la maison de Seulal & Évesque de Fréjus, lequel avoit suivy l’espace de quiuze ans en la Cour de Rome ledit Cardinal & avoit esté de ses privez Protonotaires, &, venant à parler dudit Cardinal, elle lui demanda s’il ne luy avoit jamais dit & confessé qu’il eust esté marié. Qui fut estonné ? ce fut M. de Manne de telle demande. Il est encore vivant, qui pourra dire si je mens, car j’y estois. Il respondit que jamais il n’en avoit ouy parler, ny à luy ny à d’autres. « Or, je vous l’apprens donc », dit-elle, « car il n’y a rien de si vray qu’il a esté marié & est mort marié réellement avec ladite Dame de Chastillon. » Je vous asseure que j’en ris bien, contemplant la contenance estonnée dudit M. de Manne, qui estoit fort conscientieux & religieux, qui pensoit savoir tous les secrets de son feu Maistre, mais il estoit de Gallice pour celuy-là ; aussi estoit-il scandaleux, pour le rang saint qu’il tenoit. Cette Madame de Chastillon estoit la veufve de feu M. Chastillon, qu’on disoit qui gouvernoit le petit Roy Charles huitiesme avec Bourdillon & Bonneval, qui gouvernoient le sang royal. Il mourut à Ferrare, ayant esté blessé au siège de Ravenne, & là fut porté pour se faire penser.

« Cette Dame demeura veufve fort jeune & belle, sage & vertueuse, & pour cela fut eslue pour Dame d’honneur de la feue Reyne de Navarre. Ce fut celle-là qui bailla ce beau conseil à cette dame et grande Princesse, qui est escrit dans les Cent Nouvelles de ladite Reyne, d’elle & d’un Gentilhomme qui avoit coulé la nuict dans son lit par une trappelle dans la ruelle & en vouloit jouir, mais il n’y gagna que de belles esgratigneures dans son beau visage. Elle s’en voulaut plaindre à son frère, elle luy fit cette belle remonstrance qu’on verra dans cette Nouvelle & lui donna ce beau conseil, qui est un des beaux & des plus sages, & des plus propres pour fuyr scandale qu’on eust sçeu donner, & fust-ce esté un Premier Président de Paris, & qui moustroit bien pourtant que la Dame estoit bien autant rusée & fine en tels mystères que sage & advisée, & pour ce, ne faut douter si elle tint son cas secret avec son Cardinal. Ma grande-mère, Madame la Séneschalle de Poitou, eut sa place après sa mort, par l’élection du roy François, qui la nomma & l’esleut, & l’envoya quérir jusques en sa maison, & la donna de sa main à la Reyne sa sœur pour la connoistre très-sage & très-vertueuse Dame, mais non si fine, ny rusée, ny accorte en telle chose que sa précédente, ny convolée en secondes nopces.

« Et si voulez sçavoir de qui la Nouvelle s’entend, c’estoit de la