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CROQUIS LAURENTIENS

Trois minutes !… Le canot crisse sur le gravier. Charles Le Moyne et son fils sautent à terre. L’histoire a oublié de nous laisser les traits physiques de cet étonnant pionnier. Mais lui-même a gravé l’essentiel de sa forte personnalité dans les actes de sa vie, et plus encore, dans l’âme et la chair de ses fils. Interprète, traiteur, colon, soldat, Charles Le Moyne fut tout cela, mais il fut surtout un père admirable, un patriarche à l’hébreu, égaré hors de la Genèse sur les bords du fleuve étranger.

Le voici sur la grève, haut de taille, botté, bien serré dans son pourpoint, la main sur la garde de l’épée, l’œil brillant sous le feutre mou. Son fils Charles, bel adolescent de dix-huit ans, est près de lui, occupé à ranger les avirons et à tirer le canot au sec.

On les a vus venir de la maison, et, dans la porte, madame Le Moyne est apparue, son enfant dans les bras. Quelqu’un qui travaillait au potager a planté sa bêche dans le terreau : c’est Jacques de Sainte-Hélène, seize ans, grands yeux candides où brille une superbe flamme d’énergie. Peut-être, en regardant bien au fond de ces yeux-là, verrait-on déjà sur le bleu noir de l’iris, une flotte anglaise fuyant sans pavillon !…

Les cheveux en broussaille, et troussés jusqu’aux genoux, deux garçonnets pourchassaient des vairons dans l’eau basse du ruisseau. Tout