Page:Marivaux - Œuvres complètes, édition Duviquet, 1825, tome 6.djvu/34

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de folies je vais bientôt vous dire ! Faut-il qu’on ne soit sage que quand il n’y a point de mérite à l’être ! Que veut-on dire en parlant de quelqu’un, quand on dit qu’il est en âge de raison ? C’est mal parler : cet âge de raison est bien plutôt l’âge de la folie. Quand cette raison nous est venue, nous l’avons comme un bijou d’une grande beauté, que nous regardons souvent, que nous estimons beaucoup, mais que nous ne mettons jamais en œuvre. Souffrez mes petites réflexions ; j’en ferai toujours quelqu’une en passant : mes faiblesses m’ont bien acquis le droit d’en faire. Poursuivons. J’ai été jusqu’ici à la charge d’autrui, et je vais bientôt être à la mienne.

La sœur du curé m’avait dit qu’elle craignait de mourir dans la première faiblesse qui lui prendrait, et elle prophétisait. Je ne voulus point me coucher cette nuit-là ; je la veillai. Elle reposa assez tranquillement jusqu’à deux heures après minuit ; mais alors je l’entendis se plaindre ; je courus à elle, je lui parlai, elle n’était plus en état de me répondre. Elle ne fit que me serrer la main très légèrement, et elle avait le visage d’une personne expirante.

La frayeur alors s’empara de moi, et ce fut une frayeur qui me vint de la certitude de la perdre : je tombai dans l’égarement ; je n’ai de ma vie rien senti de si terrible ; il me sembla que tout l’univers était un désert où j’allais rester seule. Je connus combien je l’aimais, combien elle m’avait aimée ; tout cela se peignit dans mon cœur d’une manière si vive que cette image-là me désolait.