Page:Marivaux - Œuvres complètes, édition Duviquet, 1825, tome 7.djvu/448

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On voyait ces dames se servir négligemment de leurs fourchettes, à peine avaient-elles la force d’ouvrir la bouche ; elles jetaient des regards indifférents sur ce bon vivre : Je n’ai point de goût aujourd’hui. Ni moi non plus. Je trouve tout fade. Et moi tout trop salé.

Ces discours-là me jetaient de la poudre aux yeux, de manière que je croyais voir les créatures les plus dégoûtées du monde, et cependant le résultat de tout cela était que les plats se trouvaient si considérablement diminués quand on desservait, que je ne savais les premiers jours comment ajuster tout cela.

Mais je vis à la fin de quoi j’avais été dupe. C’était de ces airs de dégoût, que marquaient nos maîtresses et qui m’avaient caché la sourde activité de leurs dents.

Et le plus plaisant, c’est qu’elles s’imaginaient elles-mêmes être de très petites et de très sobres mangeuses ; et comme il n’était pas décent que des dévotes fussent gourmandes, qu’il faut se nourrir pour vivre, et non pas vivre pour manger ; que malgré cette maxime raisonnable et chrétienne, leur appétit glouton ne voulait rien perdre, elles avaient trouvé le secret de le laisser faire, sans tremper dans sa gloutonnerie ; et c’était par le moyen de ces apparences de dédain pour les viandes, c’était par l’indolence avec laquelle elles y touchaient, qu’elles se persuadaient être sobres en se conservant le plaisir de ne pas l’être ; c’était à la faveur de cette singerie, que leur dévotion laissait innocemment le champ libre à l’intempérance.