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Dursan, qui la savait et qui n’osait me la dire, était au désespoir ; ce n’était pas de lui que j’avais à me plaindre alors, il m’aimait au delà de toute expression ; je ne lui dissimulais pas que je l’aimais aussi ; et plus madame Dursan en usait mal avec moi, plus son fils, que je croyais si différent d’elle, me devenait cher ; mon cœur le récompensait par là de ce qu’il ne ressemblait pas à sa mère.

Mais cette mère, tout ingrate qu’elle était, avait un ascendant prodigieux sur lui ; il n’osait lui parler avec autant de force qu’il l’aurait dû ; il n’en avait pas le courage. Pour le faire taire, elle n’avait qu’à lui dire : Vous me chagrinez ; c’en était fait, il n’allait pas plus loin.

Les mauvaises intentions de cette mère ne se bornèrent pas à me disputer, s’il était possible, le tiers du bien qui m’appartenait ; elle résolut encore de m’écarter de chez elle, dans l’espérance que son fils, en cessant de me voir, cesserait aussi de m’aimer avec tant de tendresse, et ne serait plus si difficile à amener à ce qu’elle voulait ; et voici ce qu’elle fit pour parvenir à ses fins.

Je vous ai dit qu’il y avait une espèce de rupture, ou du moins une grande froideur entre madame Dorfrainville et elle ; ce fut à moi qu’elle s’en prit. Mademoiselle, me dit-elle, madame Dorfrainville est toujours votre amie et n’est plus la mienne ; comment cela se peut-il ? Je vous le demande, madame, lui répondis-je ; vous savez mieux que moi ce qui s’est passé entre vous deux.

Mieux que vous ! reprit-elle en souriant d’un air ironique ; vous plaisantez, et elle aurait entendu raison si vous l’avez voulu. Le mariage dont il s’agit n’est pas si pressé.

Il ne l’est pas pour moi, lui dis-je ; mais elle n’a pas cru que ce fût vous qui dussiez le différer, si j’y consentais.

Quoi ! mademoiselle, vous me querellez aussi ? Déjà des reproches du service que vous nous avez rendu ! Cette humeur-là m’alarme pour mon fils, reprit-elle en me quittant.

J’ai vu Brunon me rendre plus de justice, lui criai-je, pendant qu’elle s’éloigna ; et depuis ce moment nous ne nous parlâmes presque plus, et j’en essuyai tous les jours