Page:Marivaux - Théâtre complet (extraits), 1967.djvu/10

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MADAME ALAIN : Vous avez raison. J’ignore tout, je laisserai dire ; ou bien, je dirai : « Qu’est-ce que c’est que Mademoiselle Habert ? Je ne connais point cela, moi, non plus que son cousin, Monsieur de la Vallée. »
MADEMOISELLE HABERT : Quel cousin ?
MADAME ALAIN, montrant La Vallée : Eh ! lui que voilà.
LA VALLÉE : Eh non ! nous ne sommes pas trop cousins non plus, voyez-vous.
MADAME ALAIN : Ah ! oui-da ; c’est que vous ne l’êtes pas du tout.
LA VALLÉE : Rien que par honnêteté, depuis quinze jours, et pour la commodité de se voir ici, sans qu’on en babille.
MADAME ALAIN, riant : Ah ! j’entends. Point de cousins ! Que cela est comique ! Ce que c’est que l’amour ! Cette chère fille… Mais n’admirez-vous pas comme on se prévient ? J’avais déjà trouvé un air de famille entre vous deux ; de bien loin, à la vérité, car ce sont des visages si différents… Parlons du reste. (À Mademoiselle Habert.) Qu’appréhendez-vous de votre sœur ?
MADEMOISELLE HABERT : Les reproches, les plaintes.
LA VALLÉE : Les caquets des uns, les remontrances des autres.
MADAME ALAIN : Oui, oui ! l’étonnement de tout le monde.
MADEMOISELLE HABERT : J’appréhenderais que par malice, par industrie, ou par autorité, on ne mît opposition à mon mariage.
LA VALLÉE : On me percerait l’âme.
MADAME ALAIN : Oh ! des oppositions, il y en aurait. On parlerait peut-être d’interdire.
MADEMOISELLE HABERT, suffoquée : M’interdire, moi ? en vertu de quoi ?
MADAME ALAIN : En vertu de quoi, ma fille ? En vertu de ce qu’ils diront que vous faites une folie, que la tête vous baisse, que sais-je ? ce qu’on dit en pareil cas quand il y a un peu de sujet, et le sujet y est.
MADEMOISELLE HABERT, en colère : Vous me prenez donc pour une folle ?
MADAME ALAIN : Eh non ! ma mie ; je vous excuse, moi ; je compatis à l’état de votre cœur et vous ne m’entendez pas : c’est par amitié que je parle. Je sais bien, que vous êtes sage ; je signerai que vous l’êtes ; je vous reconnais pour telle ; mais pour preuve que vous ne l’êtes pas, ils apporteront vos amours, qu’ils traiteront de ridicules, votre dessein d’épouser qu’ils traiteront d’enfance ; ils apporteront une quarantaine d’années qui, malheureusement, en paraissent cinquante ; ils allégueront son âge à lui et mille mauvaises raisons que vous êtes en danger d’essuyer comme bonnes. Écoutez-moi, est-ce que j’ai dessein de vous fâcher ? Ce n’est que par zèle, en un mot, que je vous épouvante.
MADEMOISELLE HABERT, à part : Elle est d’une maladresse, avec son zèle.
LA VALLÉE : Mais, Madame Alain, vous alléguez l’âge de ma cousine ; regardez-y à deux fois ; où voulez-vous qu’on le prenne ?
MADAME ALAIN, d’un ton vif : Sur le registre où il est écrit, mon petit bonhomme. Car vous m’impatientez, vous autres. On est pour vous et vous criez comme des troublés. Oui, je vous le soutiens, on dira que c’est la grand-mère qui épouse le petit-fils, et par conséquent radote. Vous n’êtes encore qu’au berceau par rapport à elle, afin que vous le sachiez ; oui, au berceau, mon mignon ; il est inutile de se flatter là-dessus.
LA VALLÉE, mécontent : Pas si mignon, Madame Alain, pas si mignon.
MADEMOISELLE HABERT : Eh ! de grâce, Madame, laissons cette matière-là, je vous en conjure. Toutes les contradictions viendraient uniquement de ce que Monsieur de la Vallée est un cadet qui n’a point de bien.
MADAME ALAIN, l’interrompant : Le cadet me l’a dit : point de bien. J’oubliais cet article.
MADEMOISELLE HABERT : …Viendraient aussi de ce que j’ai un neveu que ma sœur aime et qui compte sur ma succession.
MADAME ALAIN : Où est le neveu qui ne compte pas ?… Il faut que le vôtre se trompe et que Monsieur de la Vallée ait tout.
LA VALLÉE, montrant Mademoiselle Habert : Oh ! pour moi, voilà mon tout.
MADAME ALAIN : D’accord, mais il n’y aura point de mal que le reste y tienne, à condition que vous le mériterez, Monsieur de la Vallée. Traitez votre femme en bon mari, comme elle s’y attend ; ne vous écartez point d’elle, et ne la négligez pas sous prétexte qu’elle est sur son déclin.
MADEMOISELLE HABERT, mécontente : Eh ! que fait ici mon déclin, Madame ? nous n’en sommes pas là ! Finissons. Je vous disais que j’ai quitté ma sœur. Je ne l’ai pas informée de l’endroit où j’allais demeurer ; vous voyez même que je ne sors guère de peur de la rencontrer ou de trouver quelques gens de connaissance qui me suivent. Cependant, j’ai besoin de deux notaires et d’un témoin, je pense. Voulez-vous bien vous charger de me les avoir ?
MADAME ALAIN : Il suffit. Les voulez-vous pour demain ?
LA VALLÉE : Pour tout à l’heure. Je languis.
MADEMOISELLE HABERT : Je serais bien aise de finir aujourd’hui, si cela se peut.
MADAME ALAIN : Aujourd’hui, dit-elle ! Cet amour ! Cette impatience ! Elle donne envie de se marier. La voilà rajeunie de vingt ans ! Oui, mon cœur, oui, ma reine, aujourd’hui ! Réjouissez-vous ; je vais dans l’instant travailler pour vous.
LA VALLÉE, à Madame Alain : Chère dame, que vous allez m’être obligeante !
MADEMOISELLE HABERT : Surtout, Madame Alain, qu’on ne soupçonne point, par ce que vous direz, que c’est pour moi que vous envoyez chercher ces messieurs.
MADAME ALAIN : Oh ! ne craignez rien. Pas même les notaires ne sauront pour qui c’est que lorsqu’ils seront ici ; encore n’en diront-ils rien après si vous voulez. Je vous réponds d’un qui est jeune, un peu mon allié,