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qui venait ici du temps qu’il était clerc, et qui nous gardera bien le secret, car je lui en garde un qui est d’une conséquence… ! Je vous dirai une autre fois ce que c’est ; faites-m’en souvenir. Et puis notre témoin sera Monsieur Rémy, ce marchand attenant ici et que vous voyez quelquefois chez moi.
LA VALLÉE : Quoi ! Votre galant qui a envoyé l’étoffe ?
MADAME ALAIN : Tout juste : l’homme à la robe — il est éperdu de moi — et à qui appartient aussi cette contrebande que j’ai dans mon armoire ; voyez s’il nous trahira ! Mais laissez-moi appeler ma fille que je vois qui passe. Agathe ! Approchez.


Scène IX

La Vallée, Madame Alain, Mademoiselle Habert, Agathe.

AGATHE : Que souhaitez-vous, ma mère ?
MADAME ALAIN : Allez-vous-en tout à l’heure chez Monsieur Rémy le prier de venir ici sur-le-champ ; tâchez même de l’amener avec vous.
AGATHE : J’y vais de ce pas, ma mère.
MADAME ALAIN : Écoutez ! Dites-lui que j’aurais passé chez lui si je ne m’étais pas proposé d’aller chez Monsieur Thibaut et un autre notaire que je vais chercher pour un acte qui presse.
AGATHE : Deux notaires, ma mère ? et pour un acte ?
MADAME ALAIN : Oui, ma fille. Allez.
AGATHE : Et si Monsieur Rémy me demande ce que vous voulez, que lui dirai-je ?
MADAME ALAIN : Que c’est pour servir de témoin ; il n’y a pas d’inconvénient à l’en avertir.
AGATHE : Ah ! c’est notre ami ; il ne demandera pas mieux.
MADAME ALAIN : Hâtez-vous, de peur qu’il ne sorte, afin qu’on termine aujourd’hui.
AGATHE : Vous êtes la maîtresse, ma mère ; donnez-moi seulement le temps de saluer Mademoiselle Habert. (À Mademoiselle Habert.) Bonjour, Mademoiselle ; j’espère que vous me continuerez l’honneur de votre amitié, et plus à présent que jamais.
MADEMOISELLE HABERT : Je n’ai nulle envie de vous l’ôter et je vous remercie du redoublement de la vôtre.
AGATHE : Je ne fais que mon devoir, Mademoiselle, et je suis mon inclination.
MADAME ALAIN : Vous êtes bien en humeur de complimenter, ce me semble. Partez-vous ?
AGATHE : Oui, ma mère. (À La Vallée.) Adieu, Monsieur de la Vallée.
LA VALLÉE : Je vous salue, Mademoiselle.
AGATHE, bas, à La Vallée : Je vous aime bien : vous m’avez tenu parole.
MADAME ALAIN, à Agathe : Que Monsieur Remy attende que je sois de retour ; au reste, qu’il ne sorte pas d’ici, que je l’en prie, que je reviens dans moins de dix minutes.
AGATHE, sortant : Oui, je le retiendrai.
MADEMOISELLE HABERT, à Agathe : Un petit mot : ne lui dites point que c’est pour servir de témoin.
AGATHE : Comme il vous plaira. (Bas, à La Vallée.) Vous êtes un honnête homme.


Scène X

La Vallée, Madame Alain, Mademoiselle Habert.

MADEMOISELLE HABERT : Devine-t-elle que c’est pour un mariage ?
MADAME ALAIN : Ce n’est pas moi qui le lui ai appris. (Bas, à La Vallée.) C’est qu’elle croit que vous l’épousez.
LA VALLÉE, bas, à Madame Alain : Chut ! vous verrez qu’elle a remarqué mon œil amoureux sur la cousine, et puis une fille, quand on parle du notaire, voit toujours un mari au bout.
MADAME ALAIN, bas, à La Vallée : Oui, elle croit qu’un notaire n’est bon qu’à cela. (À Mademoiselle Habert et à La Vallée.) Ah çà ! mes enfants, je vous quitte, mais c’est pour vous servir au plus tôt.
MADEMOISELLE HABERT : Je vous demande pardon de la peine.


Scène XI

La Vallée, Mademoiselle Habert.

MADEMOISELLE HABERT : Vous allez donc enfin être à moi, mon cher La Vallée.
LA VALLÉE : Attendez, ma mie, le cœur me bat ; cette pensée me rend l’haleine courte. Quel ravissement !
MADEMOISELLE HABERT : Vous ne sauriez douter de ma joie.
LA VALLÉE : Tenez, il me semble que je ne touche pas à terre.
MADEMOISELLE HABERT : J’aime à te voir si pénétré. Je crois que tu m’aimes, mais je te défie de m’aimer plus que ma tendresse pour toi ne le mérite.
LA VALLÉE : C’est ce que nous verrons dans le ménage.
MADEMOISELLE HABERT : Pourvu que Madame Alain avec ses indiscrétions… Cette femme-là m’épouvante toujours.
LA VALLÉE : Elle ne va pas loin, et dès que vous m’aimez, je suis né coiffé. C’est une affaire finie dans le ciel.
MADEMOISELLE HABERT : Ce qui me surprend, c’est que cette petite Agathe sache que c’est pour un mariage. Je crois même qu’elle pense que c’est pour elle. S’imaginerait-elle que vous l’aimez ? vous n’en êtes pas capable…
LA VALLÉE : Mignonne, votre propos m’afflige l’âme.
MADEMOISELLE HABERT, tendrement : N’y fais pas d’attention ; je ne m’y arrête pas.


Scène XII

La Vallée, Mademoiselle Habert, Agathe.

AGATHE, à Mademoiselle Habert : Monsieur Rémy va monter tout à l’heure. Je ne lui ai pas dit que c’était pour être témoin.
MADEMOISELLE HABERT : Vous avez bien fait.
AGATHE : C’est bien le moins que je fasse vos volontés ; je serais bien fâchée de vous déplaire en rien, Mademoiselle.