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LA VALLÉE : Je paie tant que je puis, sans compter, et je n’y épargne rien.
MADEMOISELLE HABERT : Je vous crois ; mais pourquoi regardez-vous tant Agathe, lorsqu’elle est avec nous ?
LA VALLÉE : La fille de Madame Alain ? Bon, c’est qu’elle m’agace ! Elle a peut-être envie que je lui en conte et je n’ose pas lui dire que je suis retenu.
MADEMOISELLE HABERT : La petite sotte !
LA VALLÉE : Eh ! Pardi, est-ce que la mère ne va pas toujours disant que je suis beau garçon ?
MADEMOISELLE HABERT : Oh ! Pour la mère, elle ne m’inquiète pas, toute réjouie qu’elle est, et je suis persuadée, après toute l’amitié qu’elle me témoigne, que je ne risque rien à lui confier mon dessein. À qui le confierais-je d’ailleurs ? il ne serait pas prudent d’en parler aux gens qui me connaissent. Je ne veux pas qu’on sache qui je suis, et il n’y a que Madame Alain à qui nous puissions nous adresser. Mais elle n’arrive point… Je me rappelle que j’ai un ordre à donner pour le repas de ce soir, et je remonte. Restez ici ; prévenez-la toujours, quand elle sera venue ; je redescends bientôt.
LA VALLÉE : Oui, ma bonne parente, afin que le parent vous revoie plus vite. Êtes-vous revenue ?
Il lui baise la main. Elle sort.


Scène II

La Vallée, Agathe.

LA VALLÉE, seul : Cette fille-là m’adore. Elle se meurt pour ma jeunesse. Et voilà ma fortune faite.
AGATHE, s’approchant : Oh ! c’est vous, Monsieur de la Vallée. Vous avez l’air bien gai. Qu’avez-vous donc ?
LA VALLÉE : Ce que j’ai, Mademoiselle Agathe ? J’ai que je vous vois.
AGATHE : Oui-da ; il me semble en effet, depuis que nous nous connaissons, que vous aimez assez à me voir.
LA VALLÉE : Oh ! vous avez raison, Mademoiselle Agathe ; j’aime cela tout à fait. Mais vous parlez de mon œil gai ; c’est le vôtre qui est gaillard ! Quelle prunelle ! D’où cela vient-il ?
AGATHE : Apparemment de ce que je vous vois aussi.
LA VALLÉE : Tout de bon ? Vraiment, tant mieux. Est-ce que, par hasard, je vous plais un peu, Mademoiselle Agathe ?
AGATHE : Dites, qu’en pensez-vous, Monsieur de la Vallée ?
LA VALLÉE : Eh mais ! je crois que j’ai opinion que oui, Mademoiselle Agathe.
AGATHE : Nous sommes tous deux du même avis.
LA VALLÉE : Tous deux ! La jolie parole ! Où est-ce qu’est votre petite main que je l’en remercie ? (À part.) Qui est-ce qui pourrait s’empêcher de prendre cela en passant ?
Il lui baise la main.
AGATHE : Je n’ai jamais permis à Monsieur Dumont de me baiser la main, au moins, quoiqu’il m’aime bien.
LA VALLÉE : C’est signe que vous m’aimez mieux que lui, mon mouton !
AGATHE : Quelle différence !
LA VALLÉE, à part : Tout le monde est amoureux de moi. (À Agathe, essayant de lui prendre la main.) Je la baiserai donc encore si je veux.
AGATHE : Eh ! vous venez de l’avoir. Parlez à ma mère si vous voulez l’avoir tant que vous voudrez.
LA VALLÉE : Vraiment il faut bien que je lui parle aussi ; je l’attends.
AGATHE : Vous l’attendez ?
LA VALLÉE : Je viens exprès.
AGATHE : Vous faites fort bien, car Monsieur Dumont y songe. (Elle aperçoit Madame Alain.) Heureusement, la voilà qui arrive. (À Madame Alain.) Ma mère, Monsieur de la Vallée vous demande. Il a à vous entretenir de mariage, et votre volonté sera la mienne. (À La Vallée.) Adieu, Monsieur.


Scène III

La Vallée, Madame Alain.

MADAME ALAIN : Dites-moi donc, gros garçon, qu’est-ce qu’elle me conte là ? que souhaitez-vous ?
LA VALLÉE : Discourir, comme elle vous le dit, d’amour et de mariage.
MADAME ALAIN : Ah ! ah ! je ne croyais pas que vous songiez à Agathe ; je me serais imaginé autre chose.
LA VALLÉE : Ce n’est pas à elle non plus ; c’est le mot de mariage qui l’abuse.
MADAME ALAIN : Voyez-vous cette petite fille ! Sans doute qu’elle ne vous hait pas ; elle fait comme sa mère.
LA VALLÉE, à part. : Encore une amoureuse ; mon mérite ne finit point. (À Madame Alain.) Non, je ne pense pas à elle.
MADAME ALAIN : Et c’est un entretien d’amour et de mariage ? Oh ! j’y suis ! je vous entends à cette heure !
LA VALLÉE : Et encore qu’entendez-vous, Madame Alain ?
MADAME ALAIN : Eh ! Pardi, mon enfant, j’entends ce que votre mérite m’a toujours fait comprendre. Il n’y a rien de si clair. Vous avez tant dit que mon humeur et mes manières vous revenaient, vous êtes toujours si folâtre autour de moi que cela s’entend de reste.
LA VALLÉE, à part. : Autour d’elle ?…
MADAME ALAIN : Je me suis bien doutée que vous m’en vouliez et je n’en suis pas fâchée.
LA VALLÉE : Pour ce qui est dans le cas de vous en vouloir, il est vrai… que vous vous portez si bien, que vous êtes si fraîche…
MADAME ALAIN : Eh ! qu’aurai-je pour ne l’être pas ! Je n’ai que trente-cinq ans, mon fils. J’ai été mariée à quinze : ma fille est presque aussi vieille que moi ; j’ai encore ma mère, qui a la sienne.
LA VALLÉE : Vous n’êtes qu’un enfant qui a grandi.
MADAME ALAIN : Et cet enfant vous plaît, n’est-ce pas ? Parlez hardiment.
LA VALLÉE, à part. : Quelle vision ! (À Madame Alain.) Oui-da. (À part.) Comment lui dire non ?
MADAME ALAIN : Je suis franche et je vous avoue que vous êtes fort à mon gré aussi ; ne vous en êtes-vous pas aperçu ?
LA VALLÉE : Heim ! heim ! par-ci, par-là !
MADAME ALAIN : Je le crois bien. Si vous aviez seulement