Page:Marivaux - Théâtre complet (extraits), 1967.djvu/8

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dix ans de plus, cependant, tout n’en irait que mieux ; car vous êtes bien jeune. Quel âge avez-vous ?LA VALLÉE : Pas encore vingt ans. Je ne les aurai que demain matin.
MADAME ALAIN : Oh ! nous pressez pas ; je m’en accommode comme ils sont ; ils ne me font pas plus de peur aujourd’hui qu’ils ne m’en feront demain ; et après tout, un mari de vingt ans avec une veuve de trente-cinq vont bien ensemble, fort bien ; ce n’est pas là l’embarras, surtout avec un mari aussi bien fait que vous et d’un caractère aussi doux.
LA VALLÉE : Oh ! point du tout, vous m’excuserez !
MADAME ALAIN : Très bien fait, vous dis-je, et très aimable.
LA VALLÉE : Arrêtez-vous donc, Madame Alain ; ne prenez pas la peine de me louer, il y aura trop à rabattre, en vérité, vous me confondez. (À part.) Je ne sais plus comment faire avec elle.
MADAME ALAIN : Voyez cette modestie ! Allons, je ne dis plus mot. Ah ça ! arrangeons-nous, puisque vous m’aimez. Voyons. Ce n’est pas le tout que de se marier, il faut faire une fin. À votre âge, on est bien vivant ; vous avez l’air de l’être plus qu’un autre, et je ne le suis pas mal aussi, moi qui vous parle.
LA VALLÉE : Oh ! oui, très vivante !
MADAME ALAIN : Ainsi nous voilà déjà deux en danger d’être bientôt trois, peut-être quatre, peut-être cinq, que sait-on jusqu’où peut aller une famille ? Il est toujours bon d’en supposer plus que moins, n’est-ce pas ? J’ai assez de bien de mon chef ; j’ai ma mère qui en a aussi, une grand-mère qui n’en manque pas, un vieux parent dont j’hérite et qui en laissera ; et pour peu que vous en ayez, on se soutient en prenant quelque charge ; on roule. Qu’est-ce que c’est que vous avez de votre côté ?
LA VALLÉE : Oh ! moi, je n’ai point de côté !
MADAME ALAIN : Que voulez-vous dire par là ?
LA VALLÉE : Que je n’ai rien. C’est moi qui suis tout mon bien.
MADAME ALAIN : Quoi ! rien du tout ?
LA VALLÉE : Non. Rien que des frères et des sœurs.
MADAME ALAIN : Rien, mon fils, vrai ce n’est pas assez.
LA VALLÉE : Je n’en ai pourtant pas davantage ; vous en contentez-vous, Madame Alain ?
MADAME ALAIN : En vérité, il n’y a pas moyen, mon garçon ; il n’y a pas moyen.
LA VALLÉE : C’est ce que je voulais savoir avant de m’aviser, car pour vous aimer, ce serait besogne faite.
MADAME ALAIN : C’est dommage ; j’ai grand regret à vos vingt ans, mais rien, que fait-on de rien ? Est-ce que vous n’avez pas au moins quelque héritage ?
LA VALLÉE : Oh ! si fait. J’ai sept ou huit parents robustes et en bonne santé, dont j’aurai infailliblement la succession quand ils seront morts.
MADAME ALAIN : Il faudrait une furieuse mortalité, Monsieur de la Vallée, et cela sera bien long à mourir, à moins qu’on ne les tue. Est-ce que cette demoiselle Habert, votre cousine qui vous aime tant, ne pourrait pas vous avancer quelque chose ?
LA VALLÉE : Vraiment, elle m’avancera de reste, puisqu’elle veut m’épouser.
MADAME ALAIN : Hem ! Dites-vous pas que votre cousine vous épouse ?
LA VALLÉE : Hé oui ! je vous l’apprends et c’est de quoi elle a à vous entretenir. N’allez pas lui dire que je vous donnais la préférence ; elle est jalouse, et vous me feriez tort.
MADAME ALAIN : Moi, lui dire ! Ah ! mon ami, est-ce que je dis quelque chose ? est-ce que je suis une femme qui parle ? Madame Alain, parler ? Madame Alain, qui voit tout, qui sait tout et ne dit mot !
LA VALLÉE : Qu’il est beau d’être si rare !
MADAME ALAIN : Pardi, allez ! je ferais bien d’autres vacarmes si je voulais. J’ai bien autre chose à cacher que votre amour. Vous vîtes encore hier Madame Rémy ici ; je n’aurais donc qu’à lui dire que son mari m’en conte, sans qu’il y gagne : à telles enseignes que je reçus l’autre jour à mon adresse une belle et bonne étoffe bien empaquetée qui arriva de la part de personne et que je ne sus qui venait de lui qu’après qu’elle a été coupée, ce qui m’a obligée de la garder ; et ce n’était pas ma faute ; mais je n’en ai jamais dit le mot à personne, et ce n’est pas même pour vous l’apprendre que je le dis, c’est seulement pour vous montrer qu’on sait se taire.
LA VALLÉE, à part. : Vertuchou, quelle discrétion !
MADAME ALAIN : Demeurez en repos. Mais parlez donc, Monsieur de la Vallée ! vous qui m’aimez tant, vous aimez là une fille bien ancienne entre nous. Que je vous plains ! Ce que c’est que de n’avoir rien ! la vieille folle !…
LA VALLÉE, apercevant Mademoiselle Habert : Motus ! La voilà. Prenez garde à ce que vous direz.
MADAME ALAIN : Ne craignez rien.


Scène IV

La Vallée, Madame Alain, Mademoiselle Habert.

MADEMOISELLE HABERT : Bonjour, Madame.
MADAME ALAIN : Je suis votre servante, Mademoiselle. J’apprends là une nouvelle qui me fait plaisir. On dit que vous vous mariez.
MADEMOISELLE HABERT : Doucement ! Ne parlez pas si haut ! Il ne faut pas qu’on le sache.
MADAME ALAIN : C’est donc un secret ?
MADEMOISELLE HABERT : Sans doute. Est-ce que Monsieur de la Vallée ne vous l’a pas dit ?
LA VALLÉE : Je n’ai pas eu le temps.
MADAME ALAIN : Nous commencions. Je ne sais encore rien de rien. (À Mademoiselle Habert qui lui fait signe de parler moins fort.) Mais je parlerai bas. Eh bien ! contez-moi vos petites affaires de cœur. Vous vous aimez donc : que cela est plaisant !