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PREMIÈRE PARTIE.



LES ROUÉS.


CHAPITRE PREMIER.

chasseur et proie.


Quatre ans se sont écoulés.

Déjà couvert de nuages menaçants à la mort de M. de Rochebrune, l’horizon de la Nouvelle-France s’est de plus en plus assombri.

Pendant quatre années, la guerre a fait rage sur nos frontières, et malgré la valeur héroïque déployée par nos miliciens et les soldats français, nonobstant nos brillantes victoires de la Monongahéla, de Chouéguen, de William-Henry et de Carillon, notre ruine est imminente.

Victorieux, en effet, sur l’Ohio, maîtres de Frontenac, cet arsenal de la marine française sur le lac Ontario, les Anglais viennent aussi de s’emparer de Louisbourg, le Dunkerque de l’Amérique, dont la possession leur ouvre le Saint-Laurent, c’est-à-dire le chemin de Québec. Ce dernier succès leur est des plus importants, puisqu’il laisse le Canada sans défense du côté de la mer et qu’il intercepte nos communications avec la France.

Dieu sait pourtant si nous avions besoin des secours de la mère-patrie, n’ayant au plus que quinze mille hommes à opposer aux soixante mille combattants prêts à s’abattre, comme une nuée d’oiseaux de proie, sur nos frontières dégarnies.

Aussi, voyant bien que la milice sera la principale ressource de défense, car il ne reste plus dans la colonie que cinq mille cinq cents soldats de troupes régulières, M. de Vaudreuil vient de commander une levée en masse de toute la population mâle de seize à soixante ans.

Nos Canadiens dans leur enthousiasme ont su noblement répondre à ce cri d’alarme, et l’on a vu jusqu’aux enfants de douze ans et aux vieillards de quatre-vingts accourir à la rescousse de ces cinq mille soldats, leurs frères, pour sauver avec eux l’honneur du drapeau français.

À la difficulté de repousser les forces supérieures de l’ennemi avec le petit nombre de combattants qu’il reste à leur opposer, vient se joindre encore le manque presque absolu de vivres.

Car les incessantes campagnes qui ont retenu depuis quatre ans sur la frontière, durant la belle saison, les colons en état de porter les armes, ont beaucoup trop fait négliger l’agriculture, pourtant indispensable à une colonie si difficile à ravitailler, vu l’éloignement et les croiseurs anglais qui la séparent de la mère-patrie.

Mais si grande est la résignation de tous, qu’on voit le commissaire-ordonnateur des guerres, M. Doreil, rendre le beau témoignage qui suit aux loyaux habitants d’une colonie que la France livrait, presque sans la secourir, à la convoitise anglaise : « Le peuple périt de misère ; cependant, il prend son mal en patience ! »

Cet héroïsme est d’autant plus grand qu’on le sait à peu près inutile, puisque M. de Montcalm, animé du même esprit que ses soldats, vient d’écrire à la cour : « qu’il se défendra jusqu’à la fin, résolu qu’il est de s’ensevelir sous les ruines de la colonie. »

On a compris que la dernière action qui reste à faire est de bien mourir, et l’on s’y prépare sans qu’un seul murmure vienne ternir l’éclat d’un si beau courage.

Tels sont les tristes auspices sous lesquels on voit s’ouvrir la campagne de dix-sept cent cinquante-neuf.

Voici maintenant les dispositions prises par le gouverneur, M. de Vaudreuil, et le général en chef, M. de Montcalm, afin d’opposer à l’ennemi une résistance aussi effective que le permettent le petit nombre de nos soldats et la vaste étendue de nos frontières.

Le brave capitaine Pouchot, du régiment de Béarn, s’en est allé, dès les premiers jours du mois de mai dix-sept cent cinquante-neuf, prendre possession du fort Niagara pour défendre notre droite contre les troupes du général Prideaux, qui a pour mission de s’emparer du même fort et de couper nos communications avec la Louisiane.

M. de la Corbinière s’est aussi rendu au fort de Frontenac (aujourd’hui Kingston) afin d’en achever les fortifications et de tenir ensuite Prideaux en échec en l’empêchant, de concert avec les douze cents hommes de M. de la Corne, de marcher sur Montréal.

Au centre, le courageux et dévoué Bourlamaque vient de déployer ses deux mille six cents hommes dans les fourrés qui bordent les rives des lacs Saint-Sacrement et Champlain pour arrêter les douze mille envahisseurs conduits par le successeur d’Abercromby, le général Amherst.

Quant à notre gauche, treize mille sept cent dix-huit soldats, miliciens et sauvages, commandés par Montcalm, Lévis et Bougainville, la protégeront contre la formidable attaque du major-général de l’armée britannique, James Wolfe. Celui-ci s’est embarqué à Louis-