Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/12

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bourg au mois de mai et fait voile sur Québec avec onze mille hommes de débarquement et dix-huit mille marins.

Par suite de la négligence apportée à fortifier Québec, on a décidé de couvrir la ville par un camp retranché dont la gauche devra s’appuyer à la rivière Montmorency, tandis que la droite se ralliera à la capitale par un pont de bateaux jetés sur la rivière Saint-Charles.

Les travaux de fortification du camp de Beauport sont déjà fort avancés, grâce à la diligence apportée par M. de Bougainville, au moment où nous prions le lecteur de vouloir bien nous suivre au palais de l’intendant sur le déclin du vingt-troisième jour de juin.

Il est sept heures du soir. Le soleil, qui descend majestueux à l’horizon, va bientôt disparaître derrière la cime des monts boisés qui dominent le village huron de Lorette.

Les rayons dorés du soleil couchant, qui poudroient sur la vallée de la rivière Saint-Charles et s’en vont jeter un dernier miroitement sur les eaux assoupies du grand fleuve, ajoutent encore à l’animation qui règne depuis la ville jusqu’au camp de Beauport.

Une longue file de chariots traînés par des chevaux et des bœufs, transportent, des magasins de l’intendance au camp, le matériel et les munitions de guerre.

Les craquements des véhicules sous le poids d’un canon ou d’une pyramide de boulets, les cris et jurements des conducteurs, le hennissement des chevaux et le beuglement des bœufs dont l’ombre se dessine en bizarre silhouette sur le bord du chemin, tous ces bruits rapprochés se confondent avec les lointaines détonations de coups de feu tirés par des miliciens faisant l’exercice de peloton à la Canardière et à Beauport.

Au moment où le soleil disparaît en arrière des Laurentides, dont la cime dentelée se détache d’un horizon tout éblouissant de lumière, tandis que les côteaux de Charlesbourg et de Beauport commencent à rentrer dans l’ombre, Bigot, suivi de son âme damnée, Deschenaux et de quelques autres amis, fait son apparition sur le perron du palais.

Ces messieurs, vêtus d’habits de chasse galonné et en drap vert, descendent en riant les degrés et se dirigent vers un groupe de chevaux superbes dont quelques valets, habillés en piqueurs, ont peine à contenir l’ardeur impatiente.

À l’exception de l’ex-garde-magasin du roi, Estèbe, qui s’est démis de son emploi et a passé en France dans le cours de l’année dix-sept cent cinquante-sept, après s’être énormément enrichi, et de Clavery, son successeur, lequel est mort huit mois après sa nomination, les amis de M. Bigot sont à peu près les mêmes que nous avons déjà présentés au lecteur.

L’intendant vient de s’élancer en selle avec toute l’habilité d’un cavalier consommé, puis il a fait signe de s’approcher à un sous-employé qui semblait attendre des ordres à une respectueuse distance.

— Eh bien ! lui dit Bigot, ma présence est-elle encore requise ici ce soir ?

— Non, monsieur l’intendant ; mais me permettez-vous de demander quand vous serez de retour ?

— Heu… demain après-midi, répondit négligemment Bigot, qui éperonna son cheval, sortit de la cour et prit, par la rue Sous-le-Côteau[1], le chemin du faubourg Saint-Roch, tandis que ses amis l’imitaient suivis à distance par des valets aussi à cheval et en livrée.

— Cordieu ! s’écria l’intendant qui se retourna vers Deschenaux, ces marauds-là croient-ils que je vais être nuit et jour aux affaires ! Depuis trois semaines que MM.  de Montcalm et de Lévis sont arrivés de Montréal, je n’ai pas eu un seul moment de répit ! Au diable la flotte anglaise et ce damné Bougainville qui m’a, depuis quinze jours, donné tant de mal avec ses fortifications !

— N’ai-je pas eu raison, dit le secrétaire, d’avoir suggéré cette partie à Beaumanoir ?

— Certes, oui, Deschenaux ! Et je vous en sais d’autant plus gré que nous allons faire à ma maison de Charlesbourg notre première chasse de la saison. C’est intolérable de penser que les pluies du mois dernier et ces maudits préparatifs de défense nous ont empêché de lancer le moindre lièvre depuis l’automne passé !

— Aussi allons-nous pouvoir nous dédommager amplement de cette longue privation. Car Jacques, votre grand-veneur, m’assure avoir trouvé, non loin de Beaumanoir, la tanière d’un ours de la plus belle taille, sans compter qu’il a reconnu, plus loin, par ses abattures, la présence d’un orignal dix-cors. Je vous réservais cette surprise.

— Vous avez entendu, messieurs ! s’écria Bigot en se tournant vers ses amis. Par saint Hubert ! il fera beau, demain, courre l’orignal après avoir acculé l’ours dans sa bauge.[2] Mais, morbleu ! la jolie fille que voilà !

L’intendant mit son cheval au pas et finit par l’arrêter tout à fait, afin de mieux contempler une jeune femme qui marchait vers la ville et allait croiser nos cavaliers.

Ceux-ci avaient, depuis quelques instants, laissé derrière eux les dernières maisons du faubourg Saint-Roch et se dirigeaient, à travers les champs, déserts alors, sur lesquels s’étend aujourd’hui la populeuse paroisse de Saint-Sauveur, vers l’Hôpital-Général, dont Bigot et ses amis n’étaient plus éloignés que de quelques arpents.

Pour imiter le maître, ses courtisans s’arrêtèrent, et la jeune personne confuse dut passer en rougissant sous une double rangée de regards indiscrets.

Cette jeune fille était réellement charmante.

Sa taille svelte ondoyait sans contrainte à chacun de ses pas ; car l’absence de paniers, alors en grande vogue, donnait toute leur souplesse à ses mouvements, et faisait ressortir la parfaite harmonie du buste et des hanches

  1. Aujourd’hui rue Saint-Vallier.
  2. Au dire de M. Montpetit, qui a battu les bois — plutôt comme archéologue que comme chasseur — aux alentours de Beaumanoir, il reste des traces indiquant qu’il y eut autrefois, dans les environs du château Bigot, des chemins pratiqués dans la forêt pour la chasse à courre. La tradition rapporte que Bigot forçait les paysans de Charlesbourg qui avaient bien peur de l’intendant, à ouvrir ces chemins.