Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/17

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plusieurs cavaliers. C’étaient l’intendant et sa suite.

Sournois les avait dépassés en chemin au grand galop de son cheval. Bigot, qui avait eu le temps d’entrevoir la jeune fille sous le manteau, ne se sentait pas de joie. Quant à ses amis, ils avaient feint de ne rien remarquer.

L’intendant se pencha sur son cheval et dit à l’oreille de Sournois quelques mots auxquels le domestique répondit aussi à voix basse.

— Fort bien ! dit Bigot en se redressant. Va donner mes ordres pour qu’on serve de suite le souper.

Tandis que Sournois se dirigeait vers les cuisines, avec d’autant plus de hâte que son estomac lui avait déjà suggéré l’idée de ce pélerinage, Bigot et ses hôtes remirent leurs chevaux aux soins des laquais et entrèrent au château.

Deux heures plus tard, la salle à manger de Beaumanoir présentait un coup-d’œil tout à fait propre à charmer le moraliste qui aurait pu entendre la conversation tenue par l’intendant et ses amis.

Le souper tirait à sa fin.

Ces messieurs en étaient arrivés au fromage, et le vin, qui avait commencé à leur monter au cerveau dès le second service, continuait à circuler avec plus d’entrain que jamais et témoignait maintenant de l’excellence de son crû par le chaleureux effet qu’il produisait sur les convives.

Tous les invités parlaient et gesticulaient à la fois. Dans leur expansion, causée par les vins capiteux, les conviés laissaient, à leur insu, ressortir les traits saillants de leur caractère.

Aussi le spirituel et méchant Deschenaux s’amusait à taquiner l’ex-boucher Cadet qui, en devenant munitionnaire-général, n’avait pu se départir de cette rudesse de manières qu’il avait puisée dans son éducation première. Aux fines attaques et aux saillies mordantes du secrétaire, Cadet ne savait répondre que par quelques grossières platitudes appuyées de jurons malsonnants dans la bouche d’un homme de sa position.

Quant à Corpron, le premier commis de Cadet, bien que son intérêt le portât à défendre son patron, une lueur de bon sens qui éclairait encore, à travers les vapeurs de l’ivresse, son esprit sournois et rusé, lui conseillait de ne pas s’exposer à s’aliéner le secrétaire ; aussi ne faisait-il que parer les plus rudes estocades de Deschenaux, sans engager directement le fer avec ce redoutable et influent adversaire.

Pour ce qui est de De Villiers, qui avait succédé au contrôleur de la marine, Bréard — celui-ci s’en était retourné en France extrêmement riche — il buvait sans prendre part à cette lutte agaçante et perfide. C’était un homme de rien, qui avait d’abord été simple commis dans les bureaux de la marine. « Personne, dit le Mémoire sur les affaires du Canada, ne fut plus insatiable et de plus mauvaise foi que lui ; et ses mœurs ainsi que sa conduite répondirent à la perversité de son génie. »

Il s’enivrait sans rien dire, en parvenu qui aime les plaisirs de la table et ne se veut point immiscer dans la critique des petites faiblesses et misères des autres, de peur qu’on ne vienne à découvrir, par un dangereux rapprochement, de plus honteuses turpitudes sur son propre compte.

L’intendant venait de congédier tous les serviteurs de peur qu’ils n’abusassent de quelqu’indiscrétion échappée aux convives avinés.

Son front soucieux trahissait certaine préoccupation intérieure assez forte pour le poursuivre jusque dans les jouissances oublieuses d’un copieux repas.

Pensait-il aux difficultés que la venue des nouveaux événements militaires allait jeter sur sa voie déjà fort embarrassée, ainsi qu’à l’orage qui déjà grondait à son horizon assombri, et qui, venant de la cour, pouvait contenir dans ses flancs le coup de foudre destiné à écraser l’intendant infidèle ?

Songeait-il, au contraire, aux moyens à prendre pour se faire aimer de cette jeune fille qu’il avait fait enlever si brutalement le soir même !

C’était certainement l’une ou l’autre de ces deux pensées qui le préoccupait ainsi, lorsqu’il fut soudain tiré de sa rêverie par le bruit d’une assiette qui, après lui avoir effleuré la figure, alla se briser en éclats sur la muraille.

Cadet venait de lancer ce projectile à la tête de Deschenaux.

Voici ce qui avait causé cet esclandre.

Deschenaux, jaloux de la fortune rapide de Cadet, l’avait d’abord raillé sur l’impopularité des immenses levées de blé faites, dans les campagnes, par le munitionnaire-général, levées très-profitables, du reste, avait-il ajouté, pour celui qui était chargé de les faire.

— Et vous, avait répondu Cadet, croyez-vous être en odeur de sainteté auprès des bourgeois de Québec ? Outre que vous êtes receveur de l’imposition qu’on a mise sur eux pour l’entretien des casernes et que cela suffit pour vous attirer la malveillance des citoyens, on ne se gêne pas de dire que vous empochez la moitié des contributions.

— Oh parbleu ! la bonne farce ! répliqua Deschenaux. Et pensez-vous, mon cher, que l’histoire de ce gros million, à vous compté lors de votre entrée en charge, soit plus édifiante que celle de l’impôt ?

— Mais, dit Corpron, qui intervint prudemment, vous avez dû voir, M. le secrétaire, le compte-rendu que nous avons fait tenir à M. l’intendant de l’emploi de ce million. Pourquoi donc vous arrêter à de viles calomnies ?

— Allons donc, mon cher Corpron, lui dit Deschenaux avec un rire cynique, je vous croyais plus fort ! Est-ce que nous ne nous connaissons pas tous un peu, hein ? Entre nous cette feinte est ridicule. Aussi soyez certain que malgré votre savant état de compte fait pour aveugler, là-bas, messieurs les ministres, je sais fort bien quels jolis prélèvements vous avez faits, Cadet et vous, sur ce million de francs avancé au munitionnaire. Mais ce n’est point là la question. Car il est constant, entre nous, que c’est à qui s’enrichira le plus vite parmi tous les fonctionnaires de ce gouvernement, qui ne fait que se modeler, du