Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/18

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reste, sur celui de Mme de Pompadour. Ce que je veux reprocher à Cadet, c’est qu’il nous compromet tous.

— Et comment cela, s… tonnerre ? s’écria Cadet ; ne suis-je pas aussi fûté que vous, par hasard ?

— Je serais le dernier à vous refuser les plus brillantes qualités de l’esprit, dit Deschenaux d’un ton railleur, qui ne fit qu’exaspérer Cadet, Mais avouez que vous vous êtes mis sur un trop haut ton. Le peuple, qui crève de faim, s’indigne de vous voir une table aussi fastueuse que celle que vous tenez, avec, en outre, valets de chambre, laquais et maître d’hôtel,

— Eh ! mille diables ! peu m’importe ce que dit la populace ! Je maintiens mon rang, voilà tout !

— Votre rang ? votre rang ? Bah !

— Comment ? mais ne suis-je pas autant et même plus que vous ?

— Autant, je ne dis pas ; mais plus… !

— Pour être né dans la boutique d’un cordonnier, vous faites bien l’important, monsieur le secrétaire !

— Oh ! oh ! monsieur le munitionnaire-général, le prenez-vous sur ce ton-là ? D’abord, je ne crois pas devoir en céder à un ex-porcher. Puis laissez-moi vous répéter ce bon mot qui courut tout Québec, lors de votre élévation à l’emploi que vous occupez aujourd’hui et que vous n’avez certes pas dû à une instruction laborieusement acquise. C’est étonnant, disait-on, que Cadet, le boucher, ait su passer aussi vite du couteau à l’épée.[1]

Bélître ! rugit Cadet, qui saisit une assiette et la lança au visage du malicieux Deschenaux,

— Messieurs ! messieurs ! s’écria Bigot. Au lieu de vous griser et de vous quereller, il vaudrait mieux, je pense, aviser aux moyens de nous tirer de l’impasse où nous a poussés une administration plus que suspecte. Tandis que vous dormez sur le fruit de vos exactions, je suis seul à veiller au salut de tous.

« En effet, qui a su, jusqu’à présent, entretenir une sourde inimitié entre M. de Vaudreuil et le marquis de Montcalm, et nous attirer la protection du gouverneur aveuglé ? Qui vous a mis à même, afin de hâter avant la tempête votre retour en France, de réaliser en espèces sonnantes les biens considérables que vous avez acquis en bons sur le trésor ? N’est-ce pas encore moi, grâce au soin que j’ai pris d’envoyer en France l’aide-major Péan, dont la mission spéciale était de nous expédier ce printemps des navires chargés de marchandises que nous avons vendues au poids de l’or ?

— Ce pauvre Péan ! interrompit Cadet toujours à moitié ivre. Il doit s’ennuyer de sa jolie femme qu’il a laissée, sur votre avis, à Québec.

— Monsieur Cadet, reprit sèchement Bigot, vous badinez mal à propos, croyez-moi. Pour vous en convaincre, je vais vous lire une lettre que j’ai reçue, il n’y a pas longtemps, du nouveau ministre de la marine, M. Berryer. Bien qu’elle vous concerne, ainsi que ces messieurs, tout autant que moi, je n’ai pas voulu vous en faire part avant ce jour ; car il m’en coûtait de troubler votre sécurité. Rappelez-vous seulement que lors de l’arrivée du vaisseau qui, ce printemps, nous apporta de France les premières nouvelles de la saison, je vous ai tous avertis de vous tenir sur vos gardes, parce que la tempête commençait à gronder. Écoutez maintenant ce que m’écrit le ministre de la marine.

Bigot prit une lettre dans la poche de son justaucorps.

Les convives penchèrent vers l’intendant leurs figures anxieuses, et à mesure que Bigot avançait dans sa lecture, leurs physionomies terrifiées montraient combien les fumées de l’ivresse se dissipaient vite sous le coup des dures vérités contenues dans le foudroyant message du ministre.

« On vous attribue directement, » disait M. Berryer dans sa lettre à Bigot, datée du 19 janvier 1759, « d’avoir gêné le commerce dans le libre approvisionnement de la colonie. Le munitionnaire-général » — Bigot eut soin de souligner ces derniers mots dans sa lecture — « le munitionnaire-général s’est rendu maître de tout, et donne à tout le prix qu’il veut. Vous avez vous-même fait acheter pour le compte du roi, de la seconde et de la troisième main, ce que vous auriez pu vous procurer de la première et à moitié meilleur marché ; vous avez fait la fortune des personnes qui ont des relations avec vous par les intérêts que vous leur avez fait prendre dans ces achats ou dans d’autres entreprises ; vous tenez l’éclat le plus splendide et le plus grand jeu au milieu de la misère publique. Je vous prie de faire de très-sérieuses réflexions sur la façon dont l’administration qui vous est confiée a été conduite jusqu’à présent. Cela est plus important que peut-être vous ne le pensez. »[2]

Quand il eut fini de lire, Bigot regarda Cadet dont il était fait spécialement mention dans le message officiel.

Le munitionnaire avait perdu sa morgue. Il était là, le regard rivé sur la table, décontenancé, pâle, défait, stupide.

Les autres convives ne paraissaient guère plus rassurés.

— Pardonnez-moi, chers hôtes, ajouta l’intendant, de vous faire terminer ce repas d’une aussi triste manière. Mais le moment est des plus critiques, et le temps est venu de chercher une planche de salut afin de ne pas sombrer dans le gouffre qui menace de nous engloutir.

« Il y a dans la vie de pénibles étapes où l’homme le plus heureux doit s’arrêter afin de bien calculer l’élan qui lui fera franchir avec succès un précipice inopinément ouvert devant lui par la main de l’inconstante fortune. À l’heure présente, nous en sommes tous rendus là, vous et moi ; car vous ne devez point

  1. Toutes les allusions faites aux personnages de cette scène sont exactement historiques. Voyez les Mémoires sur les affaires du Canada.
  2. Historique.