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— Alors tu es fâché ?

— Encore moins.

— Mais enfin tu as quelques chose ?

— Tu es trop jeune encore, vois-tu, pour me comprendre.

— Oh ! dans ce cas, gardez vos secrets monsieur, répondit Berthe, dont un sanglot fit trembler la voix.

Raoul n’y put tenir, et lui prenant une main qu’elle lui laissa sans contrainte comme sans émotion.

— Eh bien ! je t’aime, Berthe !

— Et c’est pour ça que tu es si triste ?

— Oui, car il m’arrive souvent de penser que tu en aimeras un autre auquel tu te marieras un jour.

— Mais ne t’ai-je pas promis d’être ta petite femme ?

— Raoul soupira plus fort que jamais. Et comme Berthe inclinait vers lui sa tête en souriant au milieu de ses larmes, le vilain garçon, abusant de sa force et de l’occasion, enlaça de son bras le cou de l’enfant.

Leurs lèvres se rencontrèrent dans un baiser pur comme celui des anges.

Quand ils revinrent à la ville, Berthe était rêveuse à son tour : et le soir, elle s’endormait en murmurant le nom de Raoul.

Cette dernière scène, en se déroulant devant notre héroïne, lui firent verser de nouveaux pleurs.

Car, depuis lors, ils avaient continué de s’aimer. Et Raoul de Beaulac, qui était maintenant un brillant officier, passait, non sans raison, pour l’heureux fiancé de Mlle de Rochebrune.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle en revenant à elle-même, Raoul saura-t-il ce que je suis devenue ? Et s’il fait des recherches, pensera-t-il à les pousser jusqu’ici ? Guidez-le vers moi, Seigneur, afin qu’il me sauve, lorsqu’il en est encore temps !

Ces dernières pensées ayant ramené vers elle le cours de ses idées tristes, elle en vint à passer en revue les malheurs qui étaient venus fondre sur elle dans l’automne de mil sept cent quarante-cinq.

Elle se rappela son père revenant blessé, après la bataille de la Monongahéla, et le saisissement qu’en avait éprouvé la vieille Marie qui, de surprise, tomba en paralysie et mourut trois semaines plus tard.

Car en ces heureux temps, les serviteurs aimaient souvent leurs maîtres à l’égal de leurs parents.

Puis le sombre tableau de leur misère subséquente se dressa devant elle dans toute son horreur. Elle s’y revit mourante de faim près du cadavre de son père tombé d’épuisement sur le seuil du palais de l’intendant.

— Et ce même homme, qui a contribué en quelque sorte à la mort de mon père, me tient maintenant en son pouvoir ! se dit-elle en essuyant soudain ses larmes d’une main ferme. Ah ! plutôt mille morts que rester ici !

Elle ouvrit la fenêtre et se pencha comme pour se précipiter à l’extérieur.

Mais un éclair de réflexion la retint.

Trois pas la rapprochèrent du lit, dont elle s’empressa de tirer à soi les draps de fine toile.

Par des nœuds bien serrés, elle en réunit trois bout à bout et revint vers la fenêtre.

Un rapide coup d’œil jeté au dehors l’assura qu’il n’y avait personne au proche.

En prêtant l’oreille, elle n’entendit que le coassement des grenouilles, dont le chant monotone s’élevait d’un étang formé par le cours du ruisseau, et que le murmure de la brise à travers les feuilles.

Après avoir eu soin de retenir l’autre extrémité dans sa main, elle lança par la fenêtre l’un des bouts de ces draps réunis.

La toile glissa du haut en bas de la muraille comme un long fantôme blanc.

Berthe ne put retenir une légère exclamation de joie en voyant qu’elle touchait le sol au pied de la tourelle.

Cette espèce d’échelle l’aiderait à s’enfuir.

Elle était en frais d’attacher à une espagnolette de la croisée le bout du drap qu’elle avait retenu, lorsqu’elle entendit un bruit de pas qui faisaient craquer le petit escalier de la tour.

Une sueur froide passa sur ses membres avec un tremblement nerveux, et elle resta sans remuer en prêtant l’oreille.

Qu’elle fit encore un nœud, et elle était sauvée.

Mais l’émotion agitait tellement ses mains qu’elle ne put l’achever.

Les verrous de la porte firent entendre un aigre grincement entre les crampons de fer, et l’on frappa du doigt à l’extérieur.

Un homme entra.

C’était Bigot.

Ses regards se portèrent d’abord sur le lit, dont le désordre le frappa d’autant plus qu’il ne voyait pas celle qu’il y pensait trouver.

Il jeta ensuite un vif coup d’œil autour de la chambre.

Rien.

Car les rideaux l’empêchaient d’apercevoir Berthe qui grelottait de peur en arrière de ce frêle rempart.

— Par Satan ! cria Bigot, se serait-elle donc enfuie ! Je gage que ce maudit Sournois aura négligé de fermer les grilles de fer qui condamnent à volonté les fenêtres. Gare au pendard si la fillette s’est sauvée par là !

Il se rapprochait de la croisée dans l’embrasure de laquelle se tenait Mlle de Rochebrune, lorsque celle-ci écarta le rideau d’une main et s’écria :

— Si vous faites un seul pas vers moi, Monsieur, je me jette en bas de cette tour, et vous ne m’aurez que morte !

L’intendant s’arrêta stupéfait et grommela :

— Ce maraud de Sournois avait en effet oublié les grilles ! Il me paiera cela demain !

S’adressant ensuite à Berthe :

— Mais, ma belle enfant, je ne vous veux point de mal. Au contraire. Allons, calmez-vous un peu, et consentez à m’écouter.

— Mademoiselle Courcy de Rochebrune n’a rien à entendre de M. Bigot, s’écria Berthe d’une voix ferme et remplie d’un superbe dédain.