Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/23

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En face de l’insulte, le sang patricien des Rochebrune se révoltait en elle et dominait de toute sa force l’ébranlement nerveux qui l’avait un instant saisie.

Tant que le danger s’était montré vague et à demi caché sous un voile de mystère qui en rendait les approches encore plus redoutables aux yeux de Berthe, la jeune fille avait eu peur. Mais maintenant que le péril se dessinait plus net à ses yeux, le fille des barons de Rochebrune sentait renaître son courage avec son indignation, à la seule prévision d’une insulte ; chose à laquelle les femmes nobles ne sont pas habituées.

– Rochebrune… Rochebrune… je connais pourtant ce nom, murmura Bigot qui n’osait avancer d’un pas.

– Oh ! oui, monsieur l’intendant, vous le devez fort bien connaître, et si vous avez oublié les horribles circonstances qui s’y rattachent, quelques mots suffiront pour rafraîchir votre mémoire en éveillant vos remords !

« Vous souvenez-vous de ce vieillard qui vous apparut, il y a quatre ans, au milieu d’une brillante réunion et vous jeta sa malédiction d’honnête homme à la face ? Blanchi par les fatigues de la guerre aussi bien que par l’âge, blessé au service de la patrie, le noble invalide pouvait compter, n’est-ce pas, sur la demi-solde que la bonté des rois de France a su depuis longtemps assurer à nos braves.

« Il est vrai qu’on la lui accorda d’abord. Mais vos amis, qui ne font pas plus de scrupule de voler le pain du pauvre que les deniers du roi, ne tardèrent pas à lui en refuser le paiement.

« Ce vieillard tomba bientôt dans la plus affreuse des misères, et lorsque, chassé par vos valets, il s’affaissa pour mourir sur le seuil de l’intendance, il y avait cinq jours qu’il n’avait pas mangé.

« Sa fille, enfant de treize ans, que l’on trouva gelée à moitié sur le cadavre, devina par la suite à quel prix cet homme sublime avait pu conserver la vie de son enfant.

« Ce vieillard, c’était mon père, M. de Rochebrune. »

Ces paroles, prononcées d’une voix forte et fière, vibrèrent vigoureusement aux oreilles de Bigot.

Elle était belle ainsi, la noble demoiselle ; belle de sa juste colère, de son courage et de ses dix-sept ans.

Le pur profil grec de son visage pâli, par l’émotion, se détachait du ciel bleu comme la blanche figurine des camées antiques.

Le feu de la colère brûlait la prunelle de son œil noir. On aurait dit comme le rayonnement d’une de ces étoiles qui scintillaient au-dessus de sa tête dans l’azur du firmament.

Sa main gauche s’appuyait sur le cadre de la fenêtre et sa droite étendue menaçait Bigot.

Ainsi placée dans l’embrasure de la croisée où se jouaient, d’un côté la lumière diaphane de la lune, et de l’autre la faible lueur de la bougie dont la flamme donnait dans l’enfoncement de la chambre, la jeune fille semblait, grâce aux magiques effets du clair-obscur, une blanche fée jetant un maléfice aux hommes avant de remonter au ciel.

Les souvenirs que Mlle de Rochebrune venait de réveiller avaient profondément affecté Bigot.

Plusieurs fois sa main passa sur son front, comme pour en chasser les pénibles pensées que la rude apostrophe de Berthe y faisait éclore.

– Oh ! ce vieillard !… murmura-t-il, si je me le rappelle !… Il est souvent là devant mes yeux…

« Le jour, je le revois… tel qu’il m’apparut le soir où son mauvais génie l’entraîna vers ma demeure… Je l’entends me menacer… Ses funestes prédictions retentissent encore à mon oreille,… et parfois j’en suis tout effrayé… La nuit, son souvenir me harcèle jusque dans mes rêves… Penché sur mon chevet,… son spectre revient pour me maudire encore… Et c’est sa fille !… Ô fatalité !

Un instant, il reporta sur Berthe son regard qu’il n’avait pu s’empêcher de baisser devant le grand air et le ton impérieux de la fille du dernier baron de Rochebrune.

La noble attitude de Berthe, mêlée au souvenir du père, acheva de le décontenancer.

Pâle, énervé, inquiet, il rétrograda vers la porte et sortit.

– Merci, mon Dieu ! Vous m’avez sauvée ! s’écria Berthe. Maintenant, donnez-moi la force de fuir. Mais où aller ? Si je ne me trompe pas, je dois être ici à Beaumanoir. Ce bois silencieux, le chemin que prenaient l’intendant et sa suite, lorsque je les ai rencontrés, tout me l’indique. Que je puisse seulement trouver l’avenue et je gagne le chemin de Charlesbourg. Une fois là, je trouverai bien secours et protection. Mais passer seule, la nuit, dans ce grand bois !

Cette idée la fit tressaillir.

Néanmoins, elle acheva de lier le drap à l’espagnolette et le saisit résolument pour se laisser glisser jusqu’à terre, lorsqu’un bruit de ferrailles qui criaient sur des gonds rouillés lui fit jeter les yeux du côté du mur.

Une lourde grille pivota de gauche à droite à l’extérieur, sur l’un des cadres de la fenêtre.

Berthe étendit instinctivement ses deux mains pour la repousser.

Mais, par un ressort secret et puissant, le treillis de fer continua son inflexible mouvement de rotation.

Les doigts délicats de la jeune fille craquèrent à se rompre dans cette lutte impuissante de la beauté frêle contre la brutale matière.

Sur l’un des barreaux, une petite aspérité, aiguë comme la griffe d’un chat, déchira le fin tissu de sa main blanche d’où jaillit du sang.

Et lentement, lentement, mais avec cette force irrésistible du rouage d’une puissante machine, le grillage acheva son évolution et vint s’adapter hermétiquement aux rebords de la croisée.

Un son sec retentit, et lorsque Berthe affolée voulut ébranler les barreaux de sa prison, ils ne bougèrent pas plus que s’ils eussent été scellés dans la pierre.

Elle courut à l’autre fenêtre et n’y arriva que