Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/34

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heur qui embrasait tout son être, Berthe ! Dieu m’a-t-il au moins envoyé vers vous à temps ?

La jeune personne ressentit le contrecoup de la funeste pensée qui venait d’attrister son amant ; et comme lui, elle redescendit soudain des hauteurs célestes où l’avait un moment bercée un bonheur trop grand pour être durable.

— Le Seigneur en soit loué, Raoul, répondit-elle, mon regard peut supporter le vôtre sans rougir, et Mlle de Rochebrune est aussi digne que par le passé de votre estime et de votre affection.

Beaulac la pressa une dernière fois dans une douce étreinte. Puis se tournant vers Mme Péan, qui s’était approchée de la fenêtre et appuyait son front brûlant sur la grille de fer :

— Madame, lui dit-il, il faut partir et sans retard.

— C’est vrai, répondit-elle.

Quand elle se retourna vers eux, Raoul et Berthe s’aperçurent qu’elle avait pleuré.

— Pardon, fit Sournois en intervenant, je n’ai pas d’objection à votre départ ; mais auparavant, je crois qu’il est bon de nous arranger de manière à ce que mes petits intérêts n’en souffrent pas trop.

— En effet, dit Mme Péan, il faut songer à vous excuser auprès de M. l’intendant de m’avoir laissé pénétrer dans la tour au moment où M. Bigot ne désirait rien moins que ma… que notre présence.

« Écoutez. J’avais un peu prévu la chose avant de laisser Québec, en avertissant mes serviteurs que je fuyais la ville par crainte du voisinage des Anglais qui viennent d’occuper l’île d’Orléans. Si M. Bigot va chez moi ce soir, il ne verra donc qu’une cause assez naturelle à mon prompt départ.

« Maintenant que, sur mes instances à me conduire à la tour, il vous ait fallu vous exécuter, rien de blâmable en cela, puisque ses ordres formels sont que vous m’obéissiez comme à lui-même quand… par hasard, je viens au château. »

— Pardié ! madame, il n’aura rien à répondre à cela, j’en conviens. Mais s’il venait à vous apercevoir avec monsieur que voici ? Car enfin, je m’imagine qu’il va vous suivre de près pour tâcher de prévenir… votre rencontre avec mademoiselle. Comment lui expliquer la réunion de monsieur et de mademoiselle ?

— Rien qu’en lui racontant que M. de Beaulac, guidé par certains indices, est venu rôder autour du château et qu’il a arrêté ma voiture, croyant que c’était celle de M. Bigot. M. de Beaulac, confus de sa méprise, a voulu s’excuser en me dévoilant le but de ses démarches. Ce qui m’a rendue des plus empres… des plus curieuses de pénétrer dans la tour. Quant à ce qui est de la présence de M. de Beaulac ici, pas n’est besoin d’en faire mention. Je dirai qu’il est resté dehors à m’attendre ; et je réponds de la discrétion de mon cocher.

— De mieux en mieux, madame. Mais que lui direz-vous s’il vous interroge sur la cause de votre retour immédiat à la ville ?

— Cela ne regarde que moi seule, monsieur Sournois. D’ailleurs, je ne crois pas que M. l’intendant insiste beaucoup là-dessus, quand il aura réfléchi à ce qui s’est dû passer ici ce soir. Quand vous viendrez à la ville, Sournois, je vous payerai vos services. Maintenant, partons sans délai.

— Tiens, dit Raoul en jetant sa bourse à Sournois.

Car il découvrait un tel fourbe sous le masque de ce valet infidèle, qu’il répugnait à sa franche nature de toucher la main du serviteur déloyal.

Mais Sournois reçut cet or avec autant de satisfaction que si on le lui eût présenté sur un plateau d’argent et avec grande courtoisie.

— Je peux compter sur votre silence ? dit-il à Raoul qui se dirigeait déjà vers la porte avec Berthe et Mme Péan.

— Vous en avez ma parole.

Quelques minutes plus tard, Sournois voyait disparaître le carrosse au premier détour de l’avenue.

— Peste ! dit-il en faisant sonner l’or de Raoul dans la poche de sa culotte, mes petites affaires vont bien ! Sans compter que ma première vengeance a réussi à merveille. Maintenant, monsieur Bigot, gare à la seconde ! Mais il va me falloir attendre l’occasion et bien choisir mon temps ; car celle-ci me rapportera pour le moins autant de profit qu’elle vous causera de mal. Sache donc être patient, mon ami Sournois, et ne va pas tout perdre par trop de précipitation. Laissons faire messieurs les Anglais qui, sans s’en douter, contribueront à hâter et à assurer l’exécution de mon projet. En attendant, puisqu’il ne me reste plus rien à faire ici, je retournerai demain matin à la ville, pour y reprendre, comme si de rien n’était entre mon maître et moi, mes humbles fonctions de valet de chambre.

Et Sournois rentra au château en sifflant entre ses dents, le serpent qu’il était.

Cependant Raoul était descendu de voiture à l’endroit où il l’avait d’abord arrêtée.

Au signal qui lui fut fait, Lavigueur sortit du bois avec les chevaux. Les deux cavaliers sautèrent en selle. Raoul vint se ranger à droite, du côté de la portière ; Lavigueur suivit modestement la voiture qui reprit, ainsi escortée, le chemin de la ville.

Ils allaient au grand trot des chevaux, entre la double rangée d’arbres qui élevaient de chaque côté de la sombre avenue leurs troncs indécis et que les voyageurs voyaient s’enfuir derrière comme une longue procession de spectres.

La solitude du bois qu’éclairaient seulement en de rares endroits quelques échappées de lumière provenant de pâles rayons de lune qui perçaient certaines éclaircies de feuillage, les hurlements lointains de loups affamés, l’impression qu’avaient laissée sur elles les événements de la soirée, toutes ces causes réunies eurent pour effet de faire garder aux deux femmes un silence absolu, tout le temps que