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dura leur course sur cette route solitaire et ombreuse.

Mais quand la voiture eut laissé la forêt derrière elle et que le carrosse fût entré dans le chemin du roi, Mme Péan fut la première à rompre ce silence un peu gênant.

Tandis qu’elle interrogeait Berthe sur ses aventures à Beaumanoir, Raoul galopait à côté du carrosse et s’enivrait des paroles de sa fiancée dont la voix fraîche parvenait à son oreille par les stores à demi baissées.

De sorte que les voyageurs arrivèrent, sans avoir trouvé le temps trop long, au détour du chemin qui conduisait au passage de l’Hôpital-Général.

— Tirez à gauche ! cria Raoul au cocher, je sais quel est le mot de passe et nous traverserons sur le pont de bateaux pour couper au plus court.

Le conducteur obéit et la voiture s’engagea dans une route ouverte à travers les champs pour la facilité des communications entre Charlesbourg, Beauport et la ville.

Quand ils arrivèrent à quelques cents pas du pont de bateaux, dont la tête était défendue par un ouvrage couronné, le qui-vive des sentinelles fit arrêter la voiture.

Raoul s’avança et répondit : Carillon !

C’était le mot d’ordre.

On ouvrit, en avant d’eux, une herse de fer, et des chaînes crièrent sous le poids du pont-levis que l’on abaissa sur un large fossé plein d’eau et creusé au pied de l’ouvrage couronné.

Le carrosse roula sourdement sur le pont, qu’il eut bientôt laissé derrière lui.

Pour gagner la haute-ville par le palais, le cocher prit à gauche en coupant droit à l’intendance à travers le terrain désert alors, qu’occupe aujourd’hui ce vaste amas de maisons et d’usines qui s’étendent en arrière de la rue Saint-Joseph jusqu’à la rivière Saint-Charles.

— Mais, dit Raoul à Lavigueur, les portes de la ville doivent être fermées depuis le coucher du soleil, et nous allons être bien embarrassés si le mot de passe n’est pas le même qu’au camp de Beauport.

— Bah ! répondit Jean, Mlle Berthe viendra coucher à la maison. Quant à l’autre, ajouta-t-il à voix basse, elle trouvera bien le couvert pour cette nuit au palais de l’intendant.

Raoul allait donner son assentiment à cette idée, et le carrosse arrivait vis-à-vis de l’intendance, entre le parc et la grève, lorsque la voiture s’arrêta tout à coup.

Beaulac et Lavigueur se portèrent en avant pour connaître la cause de cet arrêt subit.

Ils aperçurent deux hommes qui retenaient les chevaux du carrosse par la bride.

— Holà ! rangez-vous ! cria Raoul en tirant son épée.

Shoot their horses, and bring these men to the boats ! commanda dans l’ombre une voix étouffée.

— Des Anglais ! rugit Raoul, qui enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval, pour renverser les deux hommes qui arrêtaient la voiture.

Mois le noble animal ne fit qu’un bond et s’abattit foudroyé sur le sol.

Un homme s’était levé de terre et avait, à bout portant, déchargé un pistolet dans le poitrail de la monture de Beaulac.

Un second coup de feu retentit et le cheval de Lavigueur tomba de même.

Les femmes poussèrent des cris de terreur.

Au même instant, un cavalier, qui venait de l’intendance, arrivait au grand galop.


CHAPITRE VII.

LE GUET-APENS.


Arrivée le vingt-cinq de juin au bas de l’île d’Orléans, la flotte anglaise avait, dans l’après-midi du jour qui vit se dérouler les événements que nous venons d’exposer, c’est-à-dire le vingt-sept, débarqué une partie de ses hommes vers le haut de l’île.[1]

Wolfe y trouva l’île déserte ; car suivant l’ordre qu’ils avaient reçu dès le mois de mai, les habitants avaient dû déserter leurs foyers pour se retirer à Charlesbourg.[2]

Le commandant anglais, qui avait espéré tirer quelques renseignements sur l’état de la capitale, des prisonniers qu’il pourrait faire à l’île d’Orléans, fut donc bien déconcerté de n’y trouver personne.

Comme il voulait néanmoins, avant d’attaquer la place, connaître les ressources et les endroits faibles de la ville à assiéger, il ordonna que le soir même, dès que la nuit pourrait favoriser cette expédition, un petit parti d’éclaireurs pousserait une reconnaissance du côté de Québec.

En effet, sur les huit heures et demie du soir, deux chaloupes quittaient le vaisseau de l’amiral anglais et glissaient sans bruit sur la surface de l’eau que baignaient les ténèbres.

Les avirons, soigneusement entourés de linge, ne rendaient aucun son en roulant sur le plat-bord des embarcations.

Ce fut dans le plus grand silence que les hardis éclaireurs, qui avaient pour mission spéciale de ramener quelques prisonniers, se dirigèrent vers l’embouchure de la rivière Saint-Charles.

La lune n’était pas encore levée.

Mais voyons comment on avait fortifié la capitale.

On se rappelle qu’il avait été décidé de réunir la majeure partie des troupes françaises dans le camp de Beauport.

Quant à la ville, six cents miliciens, commandés par M. de Ramesay, lieutenant du roi, devaient composer sa garnison, outre un petit nombre de matelots et de soldats de la marine, chargés du soin de l’artillerie, sous les ordres de M. le Mercier.

M. de Ramesay, qui fit preuve d’une si grande inertie quelques mois plus tard, ne possédait pas la confiance illimitée de ses chefs, puisque l’auteur du « Mémoire sur les affaires du Canada » dit que M. le lieutenant du roi « eut la disgrâce que l’on confiât à M. de Bernets, chevalier commandeur de Malte, le commandement de la basse ville, qui était, l’endroit pour lequel on craignait le plus. »

  1. M. Ferland, tome II, p. 572.
  2. Histoire de l’île d’Orléans, par L. P. Turcotte, p. 40 et suivantes.