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ravages qui ont changé l’Acadie en une morne solitude !

— Laissez-les faire, mon lieutenant, répondit la voix rude de Lavigueur, laissez-les faire ! On verra bientôt si ces maraudeurs savent aussi bien envisager des hommes armés qu’égorger des femmes et sauter de joie autour de nos maisons en feu !

— Tu connais le proverbe, mon pauvre Lavigueur : Contre la force, point de résistance. Or, ils sont au moins trente mille envahisseurs, et c’est à peine si nous avons la moitié de ce nombre de combattants à leur opposer.

— Est-ce qu’on[1] n’était pas un contre trois à Carillon, mon lieutenant ? Et l’Acadie, comment aurait-elle pu se défendre avec une poignée d’hommes ? Mais ici, les chances deviennent plus égales et nous sommes assez nombreux, Dieu merci, pour donner à ces maudits Anglais une dure poussée du côté des lignes.[2]

— Dieu le veuille, mon pauvre Jean ! Tu me connais assez pour savoir que ce n’est pas le courage qui me fait défaut. C’est pourquoi je parle à cœur ouvert devant toi. Mais ne sais-tu pas que plus de quatre ans de luttes nous ont épuisés ? Ignores-tu que nous n’avions de vivres au camp que pour un mois au plus, et que les Anglais ont éventé les caches de blé que nos habitants avaient faites dans les campagnes ? Ne vois-tu donc point que si l’ennemi, qui est bien pourvu de tout, reste encore quelques semaines inactif, nous serons, alors à bout de provisions ? Maintenant, tourne les yeux du côté de la ville et regarde combien notre artillerie est inférieure à celle des Anglais.

En effet, grâce à la courbe lumineuse dont la fusée des bombes et des obus sillonnait la nuit entre Lévi et Québec, on pouvait constater la précision et la grande portée des grosses pièces des assiégeants. Plusieurs maisons qui brûlaient çà et là dans la ville, prouvaient, à n’en point douter, que les projectiles ennemis n’atteignaient que trop bien leur but ; tandis qu’au contraire, nos bombes, lancées par des mortiers d’un trop petit calibre, s’en allaient éclater inoffensives dans l’eau subitement éclairée qui baisait dans l’ombre les pieds des falaises indécises de la Pointe-Lévi.

— Que ce bombardement dure seulement un mois, reprit Raoul après quelques moments d’un poignant silence, et il ne restera pas plus de maisons debout dans la capitale que dans nos campagnes dévastées.[3] Jolie perspective pour l’automne et l’hiver prochain ! Et tu crois que lorsque nous serons sans asile, sans munitions, sans pain et sans argent, nous pourrons tenir longtemps tête à un ennemi bien muni de tout ce qui nous manque ? Non, Lavigueur. Aux yeux de tous les gens éclairés, notre situation est désespérée, si nous ne remportons pas une victoire décisive qui force, par un miracle, l’ennemi à se rembarquer et à quitter aussi précipitamment le pays qu’en seize cent quatre-vingt-dix. Mais je crains bien que Dieu ne veuille pas le faire, ce miracle ! Ne va pas t’imaginer pourtant que si les chefs sont mieux renseignés que les soldats, leur courage en soit amoindri. Bien au contraire ! Nous serons les premiers à vous donner l’exemple de bien mourir. Car bien que la conviction du succès nous manque, celle du devoir nous restera toujours.

N’était-ce pas de l’héroïsme que l’acte de ces gentilshommes et de ces paysans qui couraient à la mort, les uns persuadés qu’elle serait inutile au salut du pays, et les autres confiants dans le succès de leurs armes et comptant toujours sur des secours que la France ne leur envoyait plus depuis longtemps ? Oui, certes, ou l’héroïsme n’exista jamais.

Nous sommes d’autant plus émerveillés aujourd’hui de la lutte acharnée qui retarda la conquête, qu’énervés par de longues années de paix, et le cœur racorni par cette fièvre des intérêts matériels qui va courant par le monde et ronge tous les peuples, nous ne savons plus agir que pour des motifs froidement calculés et pesés au poids d’un bien-être assuré.

Pauvres ancêtres, dont les os blanchis se retrouvent par toute la contrée sous la charrue du laboureur, tant ils sont nombreux les champs de bataille de la patrie où vous êtes tombés en combattant, c’est à peine si vos fils d’aujourd’hui savent apprécier votre grandeur d’âme ! Ils en sont stupéfiés ! Peut-être même se rencontrera-t-il parmi eux des économistes qui seront tentés de taxer votre héroïsme de folie ! Serait-ce donc, ô sublimes fous que vous étiez, que votre forte race s’est tellement abâtardie d’âge en âge, qu’elle ne peut plus produire aujourd’hui que des épiciers ?

Lavigueur avait cependant secoué plusieurs fois la tête dans un mouvement de dénégation, tandis que Raoul avait laissé percer son découragement.

— Vous êtes triste, mon lieutenant, répondit-il, et certes vos derniers malheurs vous en donnent bien le droit. Voilà pourquoi ce que vous dites est aussi sombre que vos idées ordinaires. Mais, ne vous semble-t-il pas que l’heure de notre départ pour le camp de l’Ange-Gardien doit-être arrivée ?

Raoul tira de sa veste brodée une montre

  1. Bien que cette tournure ne soit pas grammaticale, j’ai cru devoir la mettre quelques fois dans la bouche d’un homme du peuple. Ainsi employée, la particule on est toute canadienne.
  2. Des frontières.
  3. « La basse-ville, » dit M. Garneau, « fut entièrement incendiée dans la nuit du 8 au 9 août. La plus grande et la plus riche portion de Québec ne fut plus qu’un monceau de ruines, et quantité de citoyens, riches auparavant, se trouvèrent, par ces désastres, réduits à l’indigence. »

    Nous verrons plus loin que la haute-ville n’eut pas moins à souffrir du bombardement, puisque les soldats anglais durent y reconstruire une partie des maisons incendiées afin de se mettre à l’abri pendant l’hiver qui suivit.

    D’après le passage que je vais citer, extrait du journal du capitaine anglais Knox, ce fut ce jour-là, seize juillet, que la cathédrale de Québec devint la proie des flammes. — « At eleven o’clook, a fire broke out in a large building in the upper town, and burned with great fury. The great cathedral church of Quebec, with all its paintings, images and ornements, were entirely destroyed by this conflagration occasioned by our shells. » Historical Journal, by John Knox, 16th July, 1759.