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d’or toute incrustée de pierreries, bijou de famille qui avait compté bien des heures fastueuses à ses pères, dans les brillantes cours du Louvre et de Versailles. Il se dirigea vers le feu le plus proche pour consulter le cadran sur lequel les fines aiguilles marquaient onze heures.

Les rumeurs vagues qui s’élevaient du camp, au fond de la vallée, se taisaient peu à peu, et les feux de bivouac allaient se mourant dans les ténèbres.

Parfois, entre deux décharges de l’artillerie qui tonnait vers la ville, on entendait se croiser les cris des sentinelles du camp français. Les plus rapprochés arrivaient distinctement aux oreilles de Beaulac et de Lavigueur, qui saisissaient alors chacune des syllabes du qui-vive ; les autres, en raison de l’éloignement, ne leur parvenaient que confus ou bruissaient dans le lointain comme ces sons inconnus et plaintifs qui roulent, le soir, au fond des grands bois, sous le dôme sonore des arbres endormis.

Placez cette scène étrange dans un pays à demi-civilisé, encadrez ce tableau dans un immense réseau de forêts presque vierges encore, et vous aurez une idée de la mise en scène de cette lutte opiniâtre engagée depuis si longtemps pour la possession d’une contrée perdue comme un îlot dans l’Océan.

— En effet, dit Raoul qui revint vers Jean, il faut sans plus tarder nous mettre on marche. Avant que nous n’ayons atteint l’Ange-Gardien, tout le monde dormira au camp de Wolfe.

Raoul jeta sur ses épaules un manteau de velours sombre, s’assura que ses pistolets étaient amorcés, que le chien en obéissait bien à la détente, et constata que son épée sortait aisément du fourreau. Puis, en homme certain d’avoir sous la main, en cas de danger, de ces amis sûrs qui vous aident à sauver votre vie :

— Allons ! dit-il à Lavigueur d’un air résolu.

Celui-ci passa devant son officier pour le guider. Tous deux, continuant à gravir la hauteur, disparurent bientôt dans la noire bordure des sapins derrière laquelle se trouvent les Marches-Naturelles dont le cours impétueux et resserré de la rivière Montmorency ronge en grondant les lourdes assises.

M. de Montcalm avait manifesté, le matin même, en présence de son aide-de-camp, M. de la Roche-Beaucourt, le désir qu’il avait d’envoyer quelques éclaireurs au camp de l’Ange-Gardien, assis sur la rive gauche du Montmorency, afin d’obtenir quelques renseignements touchant la force et la position de l’ennemi.

M. de la Roche-Beaucourt, auquel Raoul avait raconté la capture de sa fiancée par les Anglais, et qui savait combien Beaulac saisirait avec reconnaissance l’occasion d’essayer de retrouver Mlle de Rochebrune, s’empressa de proposer au général de confier cette mission périlleuse au jeune officier dont le courageux esprit d’entreprise, aidé de l’expérience du coureur des bois Lavigueur, offrait de bonnes promesses de réussite.

Le général n’avait aucun motif pour refuser les services du jeune homme dont le nom lui était même parvenu après la descente nocturne du capitaine Brown sur le rivage avoisinant l’intendance. Aussi dut-il consentir aisément à confier cette exploration dangereuse à Beaulac, qu’il savait s’être si bien tiré, une première fois, d’entre les mains des Anglais.

La joie de Raoul fut immense quand il reçut de la bouche de M. de la Roche-Beaucourt l’ordre d’une mission qui se conciliait si bien avec ses sollicitudes amoureuses et son vif désir de se signaler par quelqu’action d’éclat. Ce fut avec des larmes plein les yeux qu’il témoigna à son supérieur la reconnaissance qu’il ressentait de ce que celui-ci avait bien voulu songer à lui.

Pour sonder justement la profondeur du désespoir de Raoul, après la capture de sa fiancée par Brown, le capitaine anglais, il faut penser d’abord au bonheur qu’il avait éprouvé en retrouvant Mlle de Rochebrune à Beaumanoir. En rapprochant ce plaisir ineffable de l’affreux malheur qui l’avait suivi de si près, en songeant que la même heure avait vu Beaulac s’élever dans les plus hautes sphères de l’extase et retomber, sans aucune transition, dans les abîmes d’un autre gouffre de maux, on comprendra peut-être l’intensité de cette grande infortune trop lourde pour un aussi jeune cœur.

Dans les premiers transports de sa douleur il avait voulu se tuer. Mais retenu au moment fatal par la main plus calme de Lavigueur, Raoul s’était laissé désarmer par le Canadien, qui l’avait ramené au camp de Beauport.

Plusieurs jours durant, Beaulac était resté plongé dans un profond affaissement, encore augmenté par l’inaction forcée que sa blessure l’obligeait de garder. Peu à peu réveillé cependant par sa raison, qui lui disait que mieux valait, après tout, que sa fiancée fût au pouvoir des Anglais, lesquels respecteraient sans doute leur prisonnière, qu’entre les mains du roué Bigot ; encouragé par le gros bon sens et les paroles d’espérance que lui soufflait la sollicitude dévouée de Lavigueur, Raoul finit, sinon par se consoler, du moins par désirer de vivre pour reconquérir sa bien-aimée Berthe.

Ces bonnes dispositions lui donnèrent la tranquillité nécessaire à la guérison de sa blessure, assez légère, en définitive, puisque la balle n’avait fait que déchirer les chairs de l’avant-bras. Aussi le matin du seizième jour de juillet, lorsque M. de la Roche-Beaucourt transmit à Beaulac les ordres de M. de Montcalm, Raoul était-il en état de manier de nouveau galamment son épée.

Il serait inutile de recommencer ici, à propos des Marches-Naturelles, la description qu’on en peut voir dans François de Bienville. Disons seulement qu’à un mille en amont de la chute s’échelonnent, dans l’espace de quelques arpents, une série de degrés taillés par la nature dans la pierre calcaire de la rive droite du Montmorency. En cet endroit, le cours resserré de la rivière précipite, en rugissant, sa descente irrésistible entre les hautes berges