Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/56

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moindre chose que tu t’avises de divulguer sur ce sujet, tu es un homme mort ! Alors, en supposant que tu eusses réussi à me compromettre, ce qui n’est pas probable, tu n’en serais guère plus avancé. Mieux vaut donc pour toi servir à mes desseins, vu que je t’assure une impunité d’autant plus certaine que mon plan est ourdi de manière à ne compromettre personne. Tu sais que mon cerveau est assez inventif quand je prends la peine de le consulter.

— Ah ! quant à ça !

— Eh bien ! alors, laisse-moi faire, et non-seulement il ne tombera pas un seul cheveu de ta tête, mais tu pourras bientôt jouir en France, avec moi, de toutes les douceurs de l’opulence. Car tu t’imagines bien que ce service te sera largement payé. Dis, maintenant, puis-je compter sur toi ?

— Aveuglément, je vous le jure !

— C’est bon. Tiens-toi prêt, alors, à recevoir mes ordres et à les exécuter au moment voulu.

Quand Vergor eut pris congé de lui, l’intendant appela Sournois pour l’aider à se mettre au lit.

Jamais le valet n’avait été si complaisant, si obséquieux. Et pourtant, il se disait en lui-même :

— Ah ! mon cher maître, si vous saviez les belles choses que j’ai entendues ce soir, en collant mon oreille sur le trou de la serrure ! Si vous vous doutiez que je vous tiens aussi bien que vous tenez votre imbécile de Vergor, vous verriez peut-être que je pense quelle drôle de figure vous feriez au bout d’une corde !

Sournois s’était toujours montré si serviable, même depuis l’affaire du soufflet, que jamais Bigot n’aurait pu soupçonner un seul instant la fidélité de son domestique. Au contraire, il était convaincu que cet homme lui était dévoué corps et âme. Aussi, dit-il au valet, quand il fut couché :

— Ferme soigneusement la porte, mon cher Sournois. J’ai à te parler confidentiellement.

— Tiens ! où veut-il en venir ? songea le valet de chambre, qui poussa les verroux.

Et il revint vers le lit où son maître était mollement étendu.

— Assieds-toi, mon ami. Ce que j’ai à te dire est un peu long.

Le domestique s’installa dans un grand fauteuil, placé près du chevet de l’intendant.

— Sournois, dit Bigot après quelques instants de silence, je suis content de toi, bien que tu aies laissé Mme Péan pénétrer dans la petite tour de l’ouest et emmener la jeune fille. Je conçois qu’il t’était difficile de refuser l’accès de la tourelle à cette chère Angélique, et qu’une fois entrée, sa jalousie lui ait inspiré l’idée de se débarrasser de celle qu’elle pouvait croire sa rivale. D’ailleurs, je t’avais toujours dit de lui obéir en quoi que ce fût. Tu n’as donc pas été fautif de la laisser faire, et, bien que tu m’aies paru d’abord craindre le contraire, je ne t’en veux point pour la perte de cette enfant que j’aime, pourtant à la folie. On dit qu’elle est prisonnière des Anglais. Il faut tâcher de la rejoindre, Sournois, avant que ce petit fat de Beaulac ne l’ait retrouvée. Tu ne saurais croire, mon ami, la passion que j’éprouve pour cette adorable créature. Depuis le jour où sa figure mutine a frappé mes regards, je ne me reconnais plus. Tu sais l’éloignement que j’ai toujours ressenti pour le mariage. Eh bien, si cette jeune enfant l’exigeait pour se rendre à mes désirs, je crois, foi de Bigot, que je me laisserais enchaîner par les nœuds sacrés de l’hyménée ! Ce n’est plus de l’amour, de la passion que j’éprouve pour elle, c’est de la rage, Sournois ! Si j’avais deux âmes, je les vendrais l’une après l’autre à Satan pour que cette femme fût à moi ! Ah ! je n’aurais jamais cru qu’on pût aimer de la sorte ! Dans cette détresse de mon cœur aux abois, c’est à toi que je m’adresse pour que tu m’aides à revoir cet ange qui, je le sens bien, a emporté la moitié de ma vie en m’échappant. Aussi n’est-ce pas un service de valet que je vais te demander, Sournois, c’est un service d’ami, et dans lequel il entre plus de confiance et d’estime de ma part, que de commandement.

— Employez-moi sans crainte, monsieur l’intendant ; vous savez combien je vous suis dévoué.

— Oui, mon ami, et je suis décidé de t’en récompenser royalement. Je sais que tu as déjà réalisé de fort jolies économies, pas encore autant sur tes gages que sur certaines transactions, où tu partageais avec Clavery les gains qu’il prélevait sur plusieurs fournisseurs que tu lui adressais par mon entremise. Entre nous, Sournois, si tu n’étais pas plutôt mon ami que mon domestique, j’appellerais coquineries ce genre d’affaires où tu as trempé, et qui suffit souvent pour conduire un homme à la potence.

En frappant doucement ce coup qui, sans avoir l’air d’y toucher, tranchait profondément dans le vif, Bigot décocha un regard de feu au valet.

Celui-ci se mordit les lèvres et devint violet. La pensée que lui aussi se trouvait à la merci de cet homme, le suffoquait.

— Mais pour revenir à nos moutons, continua Bigot, si tu me sers fidèlement dans l’affaire que je vais te confier, je double du coup la somme de tes épargnes, que je sais se monter à peu près à vingt-cinq mille francs. Si tu réussis, je t’en donne cinquante mille.

Sournois ouvrit démesurément les yeux, tant par suite de cette offre magnifique que par la surprise de voir son maître si bien au fait des petites affaires du valet de chambre.

Tout ivrogne qu’il était, Sournois aimait aussi beaucoup l’argent ; la preuve, c’est que sa passion pour le vin lui avait permis de faire des économies. Aussi s’écria-t-il avec un empressement quelque peu outré ; car le matois savait bien qu’il tenait un secret qui valait plus de cinquante mille francs :

— C’est trop, cher maître ! c’est bien trop !

— Non, mon ami, et quand tu sauras que tu vas avoir une double mission à remplir, tu avoueras toi-même que tes services ne sont que justement payés à ce prix. Écoute, mais que chacun des mots que je vais te dire s’enfouisse si profondément en toi, que jamais un seul ne t’échappe pour frapper l’oreille d’un autre homme que celui vers lequel je vais t’envoyer. Car, si par malheur tu me trahis, Sour-