Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/57

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nois, outre que j’ai assez de preuves en mains pour te faire jeter, quand je voudrai, dans un cul de basse-fosse, je te jure que tu périras de mort violente dans les vingt-quatre heures !

Sournois, qui connaissait son terrible maître mieux que personne, ne put s’empêcher de frémir ; et ce fut avec sincérité qu’il jura, pour le moment du moins, discrétion à son maître.

— J’ai dit, il n’y a qu’un instant, Sournois, reprit l’intendant, que je vendrais mon âme pour posséder cette jeune fille. Ne sois donc pas surpris si j’ajoute maintenant que je suis décidé à trahir presque mon pays pour qu’elle retombe en mon pouvoir. J’ai dit presque, et tu vas comprendre pourquoi. Je vais offrir au général anglais de lui faciliter le débarquement au Foulon et l’accès de la rampe qui conduit sur la hauteur des Plaines-d’Abraham, à condition qu’il ne remette qu’à moi seul la belle captive. Tu conçois que là s’arrêtera ma complaisance, et que rien n’assure les Anglais de nous vaincre ensuite.

— Mais comment vous y prendrez-vous, monsieur l’intendant ?

— Vergor est à moi. Le traître apparent sera lui, s’il ne sait pas bien jouer ses cartes. Quant à toi, mon cher Sournois, tu ne te compromettras nullement en allant porter un message verbal au général Wolfe. Si par hasard tu es pris par les nôtres, tu finiras par avouer que tu te rendais au camp des Anglais pour t’enquérir de la jeune personne. On ne verra là dedans qu’une simple affaire de galanterie ; et comme on me connaît à ce sujet, la chose n’ira pas plus loin.

— Quel scélérat ! pensa Sournois tout émerveillé de l’habileté de son maître.

— Eh bien ! continua Bigot, crains-tu d’accepter ?

— Non certes ! monsieur l’intendant. Car du moment que vous m’assurez qu’il n’y a pas plus de danger à courir, je m’en rapporte à votre génie inventif et suis prêt à marcher les yeux fermés.

— Bien, mon ami, je n’attendais rien moins de ton dévouement… et de ton bon sens. Mais il se fait tard et j’ai trop besoin de sommeil pour te donner ce soir les instructions que tu auras à suivre. Prépare-toi, et silence !

— Je serai muet comme une carpe ! Monsieur l’intendant n’a besoin de rien ?

— Non, mon ami, si ce n’est de dormir un peu. Bonsoir.

— Bien bonne nuit, monsieur.

— Il faudra te surveiller, toi aussi, mon gros Sournois, pensa Bigot en fermant les yeux. Si tu bronches, hum…

Et sa dernière menace s’éteignit dans un premier ronflement.

Les scélérats au caractère fortement trempé, comme Bigot, acquièrent à la longue une sécurité insouciante dans le crime. Ils s’accoutument à risquer si souvent leur vie qu’ils dormiraient sur le cratère encore tiède d’un volcan.

Quant à Sournois, il se tourna et se retourna dans son lit en songeant au terrible secret dont il était le dépositaire.

— Je vois que mon cher maître chasse deux lièvres à la fois, se disait-il. Si je n’avais pas entendu son entretien avec Vergor, j’aurais pu croire qu’il ne s’agissait que de sa passion pour la fillette. Mais tout en s’assurant de la pouvoir posséder, il travaille à mettre aussi sa fortune à l’abri du naufrage. Enfin, ce que j’ai de mieux à faire, pour le quart-d’heure, c’est de lui obéir. Quant à la réalisation de mon grand projet — car j’ai mon plan aussi moi, et un fameux, encore ! — l’exécution va en être avancée par le fait même de l’accomplissement des desseins de mon maître. Car si les nôtres sont battus, l’armée va sans doute être obligée de fuir et l’intendant contraint de la suivre pour veiller à la subsistance des troupes. C’est alors que nous visiterons le souterrain… Une fois le coup fait, il me sera facile de profiter du brouhaha de la guerre pour passer inaperçu en France, où je mènerai, ma foi, un train d’enfer ! Car j’ai acquis assez de bon langage et de belles manières pour trancher un peu du grand seigneur, lorsque mes poches seront bien garnies de beaux louis d’or. Si le maître volé me retrouve et veut faire trop de bruit, alors je le menacerai de divulguer ce fameux secret qui sent sa corde d’une lieue ; et il sera bien fier encore de partager sa fortune avec moi pour acheter mon silence. Comme je serai riche alors, je saurai m’entourer de serviteurs fidèles qui me permettront de ne rien redouter de lui. Hum ! monsieur Bigot, vous le payerez bien cher ce coup de poing de l’autre jour, et je me serai enrichi à bien bon marché !

Il ne faudrait pas se méprendre sur les véritables sentiments de Sournois. Il n’était pas d’une nature assez délicate pour que la seule injure qu’il eût reçue de son maître le poussât à vouloir s’en venger en volant l’intendant. Le soufflet n’était qu’un prétexte et le vol avait été rêvé longtemps avant le coup reçu. Entouré de gens qui n’étaient guère de meilleure extraction que lui, et qui faisaient rapidement d’immenses fortunes, Sournois avait conscience de ses petits talents et s’était senti pris de la fièvre contagieuse du gain. Lui aussi voulait devenir riche. Longtemps il avait songé à éventer la cache du souterrain de Beaumanoir pour enlever le trésor de l’intendant. Mais outre que les circonstances avaient jusque-là peu prêté la main à l’exécution de ce projet, il lui en avait coûté de payer d’une aussi noire ingratitude les bontés dont son maître l’avait accablé. Aussi avait-il saisi avec empressement l’idée de vengeance que le soufflet de Bigot lui avait inspirée.

— Toujours est-il, murmura-t-il en s’endormant, que ce coup de poing vaut bien plus que son pesant d’or !

Bigot avait des espions dans le camp des Anglais. Aussi apprit-il, quelques jours après la bataille de Montmorency, que Wolfe était malade. Il lui fallut alors attendre le rétablissement du Général pour s’aboucher avec lui.

Il eut donc tout le loisir de méditer ses projets coupables et de se concerter avec Vergor pour que personne ne fût compromis dans la lâche trahison qu’ils allaient accomplir. On verra par la suite que le complot était bien ourdi. — Maintenant l’on doit s’expliquer la présence de Sournois au camp de l’Ange-Gardien.