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que le docteur lui avait prêté, lorsqu’un bruit de voix animées attira son attention. Plusieurs officiers causaient à côté dans la chambre du capitaine, dont la cabine de Mlle de Rochebrune n’était séparée que par une cloison. Berthe prêta involontairement l’oreille. Bientôt elle se sentit intéressée au point que le livre qu’elle tenait s’échappa de ses petites mains et roula à terre après avoir glissé sur ses genoux, dont les gracieux contours se dessinaient sous les plis de la robe.

— Enfin, disait l’une de ces voix, nous serons probablement maîtres de Québec demain soir.

— Oui, merci à Dieu, répondait une autre.

— Les mesures sont-elles bien prises ?

— Oh ! parfaitement. Il paraît qu’un Français, espion ou traître, a appris au général Wolfe que les ennemis attendent ce soir un convoi de chaloupes chargées de vivres qui doit se glisser inaperçu au milieu de notre flotte pour descendre jusqu’à la ville. Comme ce convoi est attendu depuis plusieurs jours, les sentinelles françaises postées sur le rivage ne trouveront pas extraordinaire de voir défiler, à la faveur des ténèbres, un grand nombre d’embarcations. Aussi va-t-il nous être facile de substituer à ce convoi, que nous arrêterons du reste, une centaine de nos barges, remplies de nos meilleurs soldats. Quand la nuit sera venue, nous nous laisserons tranquillement descendre jusqu’au Foulon où les officiers-généraux prétendent avoir trouvé un lieu de descente de plus faciles.

— Fort bien ! Mais si les sentinelles françaises, placées en faction au long du fleuve, allaient concevoir des soupçons au passage de nos chaloupes et nous apostropher, notre silence forcé ne nous mettrait-il pas en grand danger d’être découverts ?

— Le cas est prévu. Le capitaine Fraser, qui parle admirablement le français, est chargé de leur répondre.

— Hourrah ! s’écrièrent les autres.

Puis des voix confuses :

— Nous les tenons, enfin ces maudits Français.

— Montcalm sera forcé de quitter son diable de camp retranché.

— Oui, et d’accepter la bataille où nous voudrons bien la lui offrir.

Ici, Berthe, qui retenait les mouvements convulsifs de sa poitrine oppressée, pour ne rien perdre de cet entretien, entendit le cliquetis des verres et des bouteilles. Puis il se fit un court silence et l’une des voix s’écria :

— Buvons, messieurs, à la gloire des armes anglaises. Rule Britannia !

Rule Britannia ! hurlèrent dix gosiers altérés.

Et la conversation redevint générale, décousue, entrecoupée d’éclats de rire et de tintements de verres.

— Mon Dieu ! murmura Berthe en comprimant de sa main blanche les battements de son cœur, mon Dieu ! serait-il donc vrai que nous fussions si près d’une défaite ! Et nous aurions des traîtres qui vont livrer ainsi leurs frères ! Seigneur, je ne suis qu’une pauvre fille, seule et sans force, mais inspirez-moi le courage et les moyens de prévenir les nôtres des complots qui se trament contre leur sûreté !

Et la demoiselle de Rochebrune, cette fille d’une race de soldats dont les aïeux avaient guerroyé dans la Palestine, où leurs grands coups d’épée avaient pavé de cadavres musulmans le trône où monta le superbe Godefroy de Bouillon, la fille des barons de Rochebrune inclina ses deux genoux en terre et pria longtemps.

Quand elle se releva, sa figure intelligente respirait la décision d’un projet fermement arrêté. Son bel œil noir rayonnait sous l’arc finement recourbé de ses sourcils d’ébène, et sur sa petite bouche aux lèvres purpurines passait et repassait un sourire à la fois espiègle et rêveur.

Bien que j’aie déjà dit que le visage de Mlle de Rochebrune annonçât beaucoup d’énergie, les dames de nos jours, qui ne savent, pour la plupart, que penser à leur toilette et parler chiffons ou dentelles, se récrieront peut-être sur les idées martiales de mon héroïne. Permettez-moi, mesdames, de vous rappeler, si vous vous plaisez à l’oublier, que vos mères furent des femmes fortes, qui savaient aussi bien charger et tirer un mousquet, que vous promener vos doigts effilés sur les touches d’ivoire d’un piano ou suivre les capricieuses arabesques de vos broderies. Souvenez-vous que dans ces temps chevaleresques, où le cri de guerre des Iroquois venait réveiller leurs enfants au berceau, les Canadiennes ne craignaient pas, pour défendre leurs fils, de faire le coup de feu avec les maraudeurs indiens. Ne riez pas, car si les exemples de Jeanne d’Arc et de Jeanne Hachette vous paraissent d’une époque et d’un pays trop lointains, sachez que nous eûmes aussi des femmes héroïques, dont les noms figurent avec honneur dans les plus belles pages de notre histoire. Apprenez à vénérer les noms de Mme de Verchères et de sa fille, comme en France on bénit celui de la vierge de Domrémy et de l’héroïne du siège de Beauvais. La vie n’est pas toujours rose, et ce n’est pas sans cesse la saison des bals. Demandez-le plutôt à vos pauvres sœurs de France, qui n’ont entendu, depuis une année, que le fracas des armes et les cris de leurs fiancés ou de leurs époux mourants. Et si le tumulte des batailles laisse arriver leurs voix jusqu’à vous, vous les entendrez vous dire que lorsque le soldat est broyé par la fatigue des combats, abattu par les revers, il a besoin que la bouche d’une femme lui souffle le courage au cœur. Elles vous diront que lorsque la patrie verse des larmes de sang, c’est à la femme forte de les étancher. Apprenez-le donc à vos filles, ce noble nom de Verchères, et le soir, à la veillée, racontez-leur les beaux souvenirs qu’il rappelle, afin que si, par malheur, un jour leurs frères tombaient sanglants sur un champ de bataille, nos sœurs ne craignissent pas d’affronter les balles pour panser de nobles blessures et arrêter l’effusion du plus pur sang de la patrie.

Bercée dans son enfance au récit des légendes des grands jours de la Nouvelle-France, imprégnée des idées généreuses communes à sa race et à son temps, Berthe avait conçu le projet de