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dait vers le haut du fleuve où l’on entrevoyait à quelques arpents les sombres masses des vaisseaux de l’escadre qui bloquait le Saint-Laurent.

On se rappelle que les Anglais avaient été avertis qu’un convoi de bateaux français, chargés de vivres, devait tenter de forcer le passage pour descendre durant la nuit à la capitale. Or, le vaisseau sur lequel se trouvait Berthe étant ancré plus bas que tous les autres, le capitaine avait jugé inutile d’obliger son équipage à passer la nuit sur pied pour attendre le convoi, vu qu’on veillait, sur le gros de la flotte mouillée plus haut, à guetter les barges françaises. Seulement, le matelot de quart avait ordre de diriger toute son attention vers l’escadre afin de donner l’alerte, dans le cas où quelque chaloupe réussirait à forcer le blocus.

Cela favorisait, on ne peut mieux, Berthe dans ses desseins, le matelot ne s’inquiétant pas plus d’elle que si elle n’eût pas existé. Que pouvait-il craindre en effet d’une jeune fille frêle et convalescente, venue un instant sur le pont pour respirer la fraîcheur du soir ? D’ailleurs, son attention était éveillée par la lumière de plusieurs falots qu’il venait de voir briller simultanément sur le vaisseau amiral.

Berthe s’assit sur une courbe qui rattachait le bastingage au pont et près de l’ouverture pratiquée au-dessus de l’échelle. Durant quelques secondes elle ne bougea pas : puis voyant que le matelot de quart lui tournait toujours le dos, elle sortit sa tête hors de l’ouverture du bastingage et regarda en bas. Ses yeux, habitués à l’obscurité, distinguèrent les formes sveltes d’une légère chaloupe qui se berçait le long du navire et au pied de l’échelle. Lentement sa tête se releva pour épier le matelot. Il n’avait point bougé.

Berthe fit le signe de la croix, murmura une courte prière et se glissa sur les genoux vers l’ouverture. Son œil interrogea une dernière fois le matelot de quart qui semblait de bronze et rivé au pont du vaisseau.

Les pieds tremblants de la jeune fille rencontrèrent le second échelon, puis le troisième et le quatrième, tandis que ses mains se retenaient au premier, puis au deuxième.

Un instant encore, elle s’arrêta, d’abord pour vaincre la peur qu’elle éprouvait de se voir ainsi suspendue au-dessus de l’eau et qui communiquait une trépidation nerveuse à ses jambes, ensuite pour s’assurer que tout était tranquille sur le pont.

Un puissant effort de volonté lui fit maîtriser son émotion, et elle continua de descendre doucement, bien doucement, en ayant soin de poser fermement le pied sur chacun des échelons.

Enfin, elle toucha l’un des bancs de la chaloupe dans laquelle elle se laissa glisser en poussant un grand soupir de satisfaction. Sans perdre de temps, elle prit son mouchoir de poche, dont elle entoura l’estrope d’une rame, se servant, pour l’y assujétir, de quelques bouts de fine corde qu’elle avait apportés à dessein de sa cabine. L’idée lui en était venue durant l’après-midi en voyant les matelots arrimer ainsi leurs avirons pour en étouffer les plaintes sur le plat-bord.

Avec les plus grandes précautions, pour éviter de se trahir par le moindre bruit, elle poussa cette rame dans l’entaille arrondie pratiquée à l’arrière du canot. Puis elle revint à l’avant et délia, non sans peine, la corde attachée à l’un des barreaux de l’échelle.

À peine démarrée, la chaloupe se mit à glisser le long de la frégate avec le baissant. Berthe revint promptement à l’arrière, et saisissant à deux mains le manche de la rame arrêtée par la rainure sur l’arrière de l’embarcation, elle se mit à balancer hardiment de droite et de gauche son aviron, dont le plat faisait ainsi dans l’eau un demi-tour à chaque oscillation et poussait la chaloupe en avant.

Si l’on est surpris de voir la demoiselle de Rochebrune apte à godiller — genre d’exercice fort peu en usage dans les couvents et les salons — qu’on veuille se rappeler que Berthe avait passé plus d’un an chez Lavigueur après la mort de son père. On sait que chez les pauvres gens les filles et les garçons s’élèvent ensemble et prennent part aux mêmes jeux, jusqu’à un certain âge du moins. Or, le fils aîné de Lavigueur, alors âgé de douze ans, n’avait pas de plus grand plaisir que d’amener ses sœurs et Berthe du côté de la rivière Saint-Charles, où maintes chaloupes se chauffaient paresseusement sur la rive, au soleil, en attendant qu’on voulût bien s’en servir. Maître Jean, junior, en connaissait une surtout qui avait toute sa prédilection. C’était une fine embarcation, légère à la rame et coupant la vague comme un saumon. Garçons et filles, tous tirant ou poussant, la traînaient jusqu’à l’eau. Le joyeux équipage s’embarquait sous l’œil hardi du capitaine Jean, qui, après avoir fait prudemment asseoir les fillettes, dont le voisinage immédiat de l’eau calmait d’ailleurs aussitôt les ébats, se campait fièrement à l’arrière de la chaloupe et godillait à plein bras comme un vieux marin. Berthe, que cet exercice amusait beaucoup, demandait souvent à Jean d’essayer la godille. Celui-ci avait toujours une condescendance respectueuse pour la petite demoiselle. Volontiers il la laissait faire et lui montrait comment il fallait se servir de la rame. En sorte qu’au bout du premier été qu’elle passa chez Lavigueur, Berthe savait godiller comme un mousse de deuxième année.

Elle s’en était rappelé depuis qu’elle était prisonnière sur la frégate anglaise, en voyant les matelots diriger les chaloupes, et avait bien compté mettre son expérience nautique à profit pour s’évader.

Comme c’était le reflux et que la frégate était seulement ancrée à l’avant, elle avait évité et offrait la proue au courant du fleuve. De sorte que le vaisseau présentait le flanc de tribord à la rive gauche vers laquelle Berthe désirait atterrer, et que le matelot de quart qui regardait, appuyé sur le bastingage de bâbord, vers le haut du fleuve, ne pouvait apercevoir la chaloupe que le baissant poussait du côté de la ville.

Dirigée par la rame que la jeune fille maniait avec habileté, sinon avec beaucoup de vigueur, l’embarcation, après avoir suivi d’abord le sillage du vaisseau, finit par obliquer à gauche.