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Dès que la chaloupe fut hors des eaux de la frégate, Berthe ressentit un frisson d’épouvante. Si le matelot allait se retourner et voir la fugitive, on la rejoindrait en peu de temps. Car le grand canot était amarré à l’arrière du navire et se balançait dans l’ombre sur l’eau brunie.

Cette pensée donna un surcroît de vigueur à Mlle de Rochebrune. Ses petites mains crispées autour de la rame, tandis que les muscles de ses beaux bras ronds, fortement tendus par cet exercice violent et inusité, saillissaient sous l’enveloppe satinée de ses poignets nus, elle tourmentait sans relâche l’eau du plat de son aviron. Aussi, tout en suivant le courant, la chaloupe gagnait terre d’une manière sensible.

Berthe vit les lignes de la lourde silhouette du vaisseau s’effacer peu à peu dans la brume, pendant que les grands mâts semblaient s’évanouir dans l’air obscur. Elle respira plus librement ; et pourtant, la lassitude gagnait déjà ses faibles bras. Ses mains serraient avec moins de force le manche de la rame dont les oscillations de droite et de gauche se ralentissaient de plus en plus.

Elle sentit que ses forces la trahiraient bientôt si elle n’avait pas soin de les ménager en ramant moins vite. Elle s’éloignait visiblement du vaisseau, qui ne lui semblait plus maintenant qu’une masse indécise sur le fond noir du fleuve et des falaises de la rive sud confondus par la nuit. Le danger d’être surprise et arrêtée n’était donc plus assez imminent pour qu’elle s’épuisât tout d’un coup. Elle cessa donc de serrer aussi fortement sa rame en lui imprimant une impulsion moins rapide.

La distance à parcourir était cependant assez grande, vu que la frégate était mouillée à quinze arpents de la rive nord. La moitié en était bien franchie, mais c’était la plus courte, vu que Berthe l’avait dévorée dans le premier moment de l’exaltation et dans toute la plénitude de ses forces, qui baissaient maintenant. Un autre inconvénient surgissait. Déshabituées de ce rude travail, les mains délicates de Berthe se meurtrissaient sur le bois de la rame et de grosses ampoules gonflaient déjà l’épiderme de ses doigts endoloris. Chaque pression des mains lui causait de cuisantes douleurs.

Son courage ne se démentit pourtant pas un instant et elle continua de ramer vers terre, bien que ses doigts écorchés saignassent sur la rame.

Enfin, la masse sombre de la falaise se dessina plus nettement, la cime et la base du cap prirent des contours plus arrêtés, et Berthe entendit à une courte distance en avant, le bruit que faisait l’eau de la rivière du Cap-Rouge en se jetant dans le fleuve.

La jeune fille pensa d’abord qu’elle pourrait faire entrer la chaloupe dans la rivière. Mais cette espérance fut de bien courte durée. Car à peine l’embarcation eut-elle atteint l’embouchure du cours d’eau que le courant la saisit en travers, la fit tournoyer deux ou trois fois et finit par la jeter sur la grève où elle échoua.

Berthe n’avait pu retenir une exclamation de terreur en voyant tourner ainsi la chaloupe, d’autant plus que sa rame lui avait été arrachée des mains.

— Qui va-là ! s’écria-t-on de terre à une petite distance.

— Une Française prisonnière des Anglais et qui vient de leur échapper.

— On va voir ça, la belle, repartit la voix du rivage. Mais pour le moment ne bougez pas, ma mignonne ; car si vous nous tendiez un piège, on vous enverrait du plomb sous l’aile.

Trois hommes sortirent d’un bouquet de broussailles dont les branches craquèrent sous leurs pas. Berthe put voir que leurs fusils la couchaient en joue. Elle ne remua pas. Des trois hommes, deux s’arrêtèrent à vingt pas de la chaloupe, sur le bord de la grève, tandis que le troisième continuait d’avancer dans l’eau vers l’embarcation.

Il s’en approcha à petits pas, comme s’il se fût attendu de recevoir une balle à l’improviste. Quand il toucha à la chaloupe, il la scruta du regard et aussitôt convaincu que la jeune fille y était bien seule :

— Pardon, excusez, mademoiselle, dit-il en ôtant son chapeau. Mais il est bon de se méfier de tout par le temps qui court, et les petites précautions ne sont pas à négliger. M’est-il permis de vous demander d’où vous venez ?

— De cette frégate anglaise qui est ancrée là-bas. J’y étais prisonnière depuis la fin de juin. Ce soir, profitant de l’inattention de mes gardiens, j’ai réussi à me sauver sur cette chaloupe.

— C’est bien fait, ça ! Vous allez venir à terre ?

— Oh ! oui, monsieur !

— Attendez, je vais vous porter à la grève, pour vous empêcher de vous mouiller les pieds.

Il saisit entre ses bras la jeune fille qu’il enleva comme un enfant.

— Merci, monsieur, dit Berthe quand il l’eut déposée sur le rivage.

Les deux autres hommes l’entourèrent avec curiosité. Mlle de Rochebrune ne se sentait pas bien à l’aise entre ces trois inconnus, sur une grève déserte et au milieu de la nuit. Mais elle n’en voulut rien laisser paraître, et s’adressant d’une voix ferme à celui qui l’avait amenée à terre :

— Vous êtes militaire ?

— Oui, et du régiment de Béarn.

— Y a-t-il dans les environs un poste où vous pourriez me conduire immédiatement ? J’aurais les révélations les plus importantes à faire à l’officier qui le commanderait.

— Notre compagnie, mademoiselle, est campée à une portée de fusil, là, sur les hauteurs. C’est le capitaine Taillefer qui la commande.

— Oh ! conduisez-moi vers lui, s’il vous plaît.

— Tout de suite ?

— Immédiatement.

— Impossible, mademoiselle. Il nous reste encore une heure de garde à faire, et nous avons ordre de ne pas bouger d’ici jusqu’à ce qu’on nous relève.

— Mon Dieu ! j’arriverai trop tard ! Les Anglais auront le temps de débarquer au Foulon !