Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/64

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Hein ! que dites-vous ? s’écrièrent à la fois les trois hommes.

— Avez-vous vu, il y a deux heures à peu près, cette flottille de chaloupes qui a dû passer tout près d’ici et qui descendait le fleuve ?

— Oui, mademoiselle, c’est le convoi de vivres que nous attendions.

— Un convoi de vivres ! s’écria Berthe. Ces embarcations étaient chargées de troupes anglaises !

— Mais tonnerre ! les gens qui les montaient nous ont jeté le mot de passe !

— C’est qu’un des nôtres nous a trahis, et le leur a donné.

— Sacre… excusez, mademoiselle — Que satan l’étrangle celui-là !

Les deux autres soldats mâchonnèrent aussi chacun leur juron.

— Nous voilà avec une belle affaire sur le dos, dit l’un d’entre eux.

— Mais enfin, est-ce notre faute à nous ? reprit un autre. On nous dit de laisser passer un convoi en nous apprenant le mot d’ordre qu’il doit donner. Le convoi arrive : on nous crie ce maudit mot. Nous laissons descendre en paix les chaloupes. Eh ! que diable ! étions-nous pour tirer sur des gens qui répondaient exactement comme ceux que nous attendions ?

— C’est vrai, ça.

— Pardié, oui !

— Mon Dieu ! s’écria Berthe impatientée de tous ces retards, ils vont avoir le temps de débarquer et de surprendre les nôtres ! Je vous en prie, messieurs, que l’un de vous prenne sur lui de me conduire au poste, et je lui promets qu’il ne lui sera rien fait.

— C’est bien bon à dire, mademoiselle. Mais on nous a défendu de bouger d’ici sous peine de mort. Et le capitaine Taillefer, qui ne badine pas sur le chapitre de la discipline, est homme à tenir sa parole.

Mlle de Rochebrune eut un moment l’idée de se rendre seule au poste. Mais la nuit était si noire et l’endroit si nouveau pour elle, le souvenir de l’embuscade dont elle avait été victime, près de l’intendance, lui revenait si vif à la mémoire, qu’elle ne put parvenir à vaincre la peur qui la dominait. Pourtant, la pensée qu’elle aurait peut-être pu réussir à prévenir la descente des Anglais en avertissant les siens à temps, l’oppressa affreusement, et, sentant son impuissance, elle se tordit les bras et poussa une exclamation sourde.

— Écoutez, mademoiselle, dit l’un des soldats en consultant quelques rares étoiles. Il est minuit passé. On nous relève à une heure. Vous n’attendrez donc pas longtemps.

— Mais songez donc que chaque minute de retard assure notre perte !

— Que voulez-vous qu’on y fasse ? Essayez d’aller seule au poste.

— Oh ! j’ai trop peur !

— Eh bien ! alors, venez vous asseoir avec nous, derrière ces talles d’aunes, en attendant la ronde.

Berthe vit bien que c’était le seul parti à prendre. Et partagée entre la crainte de se trouver seule avec des inconnus et la douleur de ne pouvoir donner l’alarme à ses compatriotes, elle suivit les soldats qui rentrèrent dans le fourré.

Ils s’assirent sur un arbre renversé. Berthe se blottit à l’écart en grelottant ; car les nuits sont fraîches au milieu de septembre, et l’humidité saisissait d’autant plus Mlle de Rochebrune que le violent exercice auquel elle s’était livrée, en ramant, l’avait beaucoup échauffée.

On sait combien sont longues les heures de nos Canadiens, lorsqu’ils n’ont pour se régler que le soleil ou les étoiles. Il en est de même sur la marche. Quand ils vous disent que vous n’avez plus qu’une petite lieue de chemin à faire, si vous vous sentez de la lassitude aux jambes, prenez votre mal en patience ; ce diminutif de lieue s’allonge tellement qu’en définitive il en forme deux.

On concevra donc les tourments de Mlle de Rochebrune. qui dut frissonner pendant une heure et demie sous les froids baisers de la rosée. Car, outre qu’il n’était pas encore minuit quand le soldat avait consulté les astres, la ronde était bien en retard d’un quart-d’heure, lorsqu’enfin des pas lourds et cadencés qui venaient de la hauteur firent crier les cailloux du sentier.

Les arrivants répondirent au qui-vive et, quelques instants plus tard, Berthe, aidée de l’un des factionnaires remplacés, gravissait la falaise du Cap-Rouge. La difficulté de la montée lui fit du bien ; car elle était transie lorsqu’elle s’était remise en marche, et maintenant une chaleur agréable circulait par tout son être.

Enfin, l’on mit pied sur le plateau et l’on aperçut à quelque distance les feux d’un bivouac.

Une cinquantaine d’hommes étaient campés au bord du chemin du roi. On ne voyait que deux petites tentes dont les cônes de toile blanche étaient argentés par la lueur des feux autour desquels dormaient les soldats.

— Il faut éveiller le capitaine, dit le guide de Berthe en poussant du pied un troupier d’ordonnance couché en travers de la première tente.

Celui-ci grommela un juron entre deux ronflements et se retourna de l’autre côté pour se rendormir.

— Allons ! allons ! flandrin !

Et le coup de pied, plus accentué cette fois, se répéta.

— Que le diable t’emporte ! s’écria le dormeur en se mettant sur son séant, Qu’est-ce que tu veux ?

— Il faut que cette demoiselle parle au capitaine. Il s’agit de choses graves.

— Va te coucher avec tes choses graves ! Le capitaine, qui vient de s’endormir avec six lieues de chemin dans les jambes, sera de bonne humeur si je l’éveille !

Berthe frémissait d’impatience.

— Écoutez, s’écria-t-elle, d’une voix vibrante. Les Anglais sont peut-être, à l’heure qu’il est, maîtres du Foulon et des Plaines-d’Abraham !

— Quoi ! s’écria-t-on à l’intérieur de la tente.

Éveillé par l’altercation des deux soldats, le capitaine avait entendu les dernières paroles de Berthe.