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ville qui s’étendait depuis la rue de la Fabrique jusqu’au Château-du-Fort, se trouvant la plus élevée, avait souffert davantage de la bombe que le reste de la cité qui descend avec le terrain en gagnant les faubourgs.

La lumière blanche de la lune donnait en plein sur l’église[1] et la façade du collége des jésuites. Sur leurs murs éclairés se voyaient partout de grosses taches étoilées, tandis que sur les toits s’étendaient comme des flaques de sang. C’étaient les trous béants creusés par la bombe et les boulets anglais.

Raoul traversa la grande place et s’engagea dans la rue Buade, où plus grande encore était la désolation.

Outre les murs élevés de la cathédrale qui dressaient à gauche leurs pans noircis et à demi-écroulés, on ne voyait que des ruines à droite. Le feu et la bombe n’avaient rien épargné. Les toits embrasés s’étaient écroulés dans les caves, et les fenêtres crevées fixaient sur le passant leurs regards creux comme les orbites d’une tête de mort.

Énervé de plus en plus par ces scènes de poignante destruction, Raoul tourna brusquement le coin de la rue du Trésor, dans laquelle il entra comme pour fuir ce navrant spectacle.

La cloche du couvent se lamentait encore, et sa voix aérienne prenait des accents de plus en plus éplorés à mesure que Raoul se rapprochait du monastère.

Quand il déboucha sur la Place-d’Armes qui s’étendait devant le château Saint-Louis, le premier objet qui frappa les yeux de Beaulac fut le couvent avec la chapelle des Récollets, dont les projectiles avaient respecté le petit clocher pointu.[2]

Le monastère et la chapelle étaient encore debout, mais leurs murs crevassés et leur toiture en maints endroits défoncée, indiquaient encore l’œuvre infernale des projectiles anglais,

Raoul, que Lavigueur suivait comme son ombre, traversa la Place-d’Armes en inclinant à gauche vers le château Saint-Louis dont la masse imposante, entourée d’un épais mur d’enceinte et arrêtée sur le sommet du roc, dominait fièrement la capitale.

Comme il arrivait en face du château, ses yeux, s’étant machinalement tournés à droite, au côté opposé, s’arrêtèrent sur le portail de l’église des Récollets. La grande porte en était ouverte et laissait entrevoir la faible lumière de la lampe du sanctuaire, qui dormait sous les noires profondeurs de la voûte.

L’infortuné ressentit le besoin de prier, et coupant sa marche à angle droit, il se dirigea vers la chapelle. Quand il y entra, un bien triste spectacle s’offrit à ses yeux. Mille débris de planches, de poutres et de ferrailles jonchaient le pavé effondré en beaucoup d’endroits. Tous provenaient de la voûte percée à jour par les bombes et les obus dont le violent passage avait laissé en de certaines places la charpente de la toiture à nu comme les vertèbres d’un squelette, tandis qu’ailleurs où tout avait cédé sous le poids des projectiles, on apercevait librement, à travers les déchirures du toit, quelques coins du ciel et surtout une grande gerbe de lumière blanche provenant de la lune et descendant jusqu’au parquet.[3] Dans un coin de la chapelle, un vieux moine, agenouillé sur les dalles en désordre, priait dans l’ombre. Sa tête grise, dont le sommet dénudé reluisait sous la lumière de la lampe et sous les pâles rayons de lune qui tombaient de la voûte, regardait vers le ciel, tandis que ses bras étendus s’élevaient en suppliant. À sa figure ascétique où les privations et les ans avaient creusé leurs rides, à l’ardeur de sa prière qui s’exhalait de sa bouche entr’ouverte par l’extase et de son œil inspiré, grâce aussi au jeu de la lumière qui tombait en plein sur la partie supérieure de sa figure, tandis que le reste de la tête et le corps entier se noyaient dans l’ombre, on aurait cru voir le moine en prière, qui posa devant Zurbaran.[4]

Raoul s’agenouilla près de lui et, courbant le front sous la douleur et devant Dieu qui l’affligeait si durement, il pria.

Ste. Anne, heureuse mère de la Vierge, murmura-t-il d’un ton pénétré, écoutez, je vous prie, la prière d’un malheureux. Rendez la vie à ma chère fiancée, et je fais vœu d’aller, pieds nus, en pèlerinage au temple que la piété de ceux qui sont vos obligés vous a élevé sur les bords du grand fleuve. J’y porterai, pour célébrer votre puissante intercession, une lampe d’or dont la lumière témoignera nuit et jour de ma reconnaissance.

Comme il achevait ces mots, la cloche des Ursulines, qui n’avait cessé de sanglotter dans la nuit, finit de se plaindre, et ses dernières vibrations vinrent mourir sous la voûte silencieuse de la chapelle, en se mêlant avec un soupir sourd et profond poussé par le vieux moine en prière. Raoul crut entendre le râle suprême d’un agonisant.

Il frissonna, se leva et sortit.

À l’instant où il remettait, suivi de Lavigueur, les pieds hors de la chapelle, une lueur sanglante empourpra soudain le ciel, et la foudre du canon tonna sur les hauteurs de la Pointe-Lévi, tandis que de rauques miaulements déchiraient l’air en traversant le fleuve, et s’arrêtaient brusquement au milieu de la ville avec un bruit sourd de murailles qui s’écroulaient.

Les Anglais ouvraient de nouveau leur feu sur la place, afin, sans doute, d’anéantir même jusqu’aux ruines.

Raoul se sentit repris aussitôt par la manie de la locomotion. Insensible au fracas des bombes et des obus qui éclataient parfois à quelques pieds de lui, il revint sur ses pas vers la rue Buade, retraversa la grande place et descendit la côte de Léry qui s’offrait droit devant lui.

  1. L’église du collége des jésuites a disparu : elle occupait l’endroit où s’étend aujourd’hui la disgracieuse halle du marché de la haute-ville.
  2. Le monastère et l’église des Récollets n’existent plus depuis 1796, que le feu les a dévorés.
  3. La description de la ruine des principaux édifices de Québec, telle que donnée ici, est exacte. Je me suis guidé sur les vues de Québec dessinées après le siège de 1759 par un officier anglais, Richard Short.
  4. On peut voir l’original de ce tableau du peintre espagnol, au couvent de l’Hôtel-Dieu, à Québec. Mon ami Eugène Hamel vient d’en terminer une fort belle copie pour M. l’abbé H. R. Casgrain.