Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/83

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Arrivé vis-à-vis de la ruelle qui porte le nom de l’ancienne et nombreuse famille Couillard, il eut un moment d’hésitation comme pour regagner son logis. Mais l’attraction magnétique qui l’entraînait ailleurs étant plus forte, il continua de descendre la côte qu’il tourna à droite et, tout en ralentissant le pas, se dirigea vers la petite maison des remparts.[1]

Arrivé devant l’habitation de Mlle de Longpré, il s’arrêta. Mais il ne put se décider à entrer et alla s’appuyer sur la palissade qui passait à trente pieds en face de la maison et bordait la cime du roc en descendant vers l’intendance.

Lavigueur emboîtait toujours le pas derrière Beaulac, comme l’ombre qui partout suit le corps.

Son front brûlant appuyé entre deux palissades, Raoul laissa ses tristes pensées errer avec ses regards sur la scène grandiose et sombre qui se déployait devant lui.

Le feu des assiégeants était si bien nourri que le sommet des falaises de la Pointe-Lévi, toujours éclairé par le feu de quelque pièce de canon, ressemblait au cratère d’un volcan embrasé par l’éruption. L’éclair était continuel, et continuels les hurlements des obus et des bombes, dont la fusée traçait dans l’air une ellipse lumineuse, tandis que sur les flots noirs du fleuve qui sépare Lévi de Québec, se voyait aussi, comme un mouvant sillon de feu, la réflexion de cette même traînée de flamme.

Immédiatement, à cent pieds au-dessous de lui, s’étendait une partie de la basse-ville, où l’incendie n’avait rien épargné. On n’y voyait que des pans de murs écroulés à moitié, et de hautes cheminées qui élevaient vers le ciel leurs grands bras de squelettes, comme dans le commun élan d’un muet désespoir.

En de certains endroits, le feu, ranimé par de nouveaux obus, se réveillait dans les décombres et rougissait de lueurs intermittentes quelques-uns de ces murs dénudés.

— Tel est l’état de mon cœur, pensa Raoul. Il n’est jonché que de ruines, et si quelque lumière y brille encore, ce n’est que la lueur du feu de ma souffrance, réveillée par le souffle infatigable du souvenir. Ah ! plût à Dieu que ce projectile me fût destiné !

Et son œil, qui s’était relevé, suivait une bombe qui venait de bondir de la gueule embrasée d’un mortier anglais. Elle montait, montait dans l’air et se rapprochait de la ville avec un rugissement de plus en plus rauque. Arrivée à l’apogée de son ascension, elle se mit à redescendre en venant droit vers le lieu où se tenait Beaulac.

— Ce serait bien drôle ! murmura Raoul avec un sourire amer, tandis que Lavigueur suivait, stupéfait, la marche du projectile.

La bombe arriva jusqu’à eux, en passant toutefois à vingt pieds au-dessus de leur tête, et s’abattit avec fracas sur la demeure de Mlle de Longpré.

Une forte explosion suivit aussitôt l’écroulement d’une partie du toit, tandis que d’horribles clameurs de femmes sortaient de la maison.

— Vite ! sauvons-les ! s’écria Lavigueur en bondissant vers l’habitation.

D’abord frappé de stupeur, Raoul s’élance derrière le Canadien, qui enfonce la porte d’un coup d’épaule. Déjà le feu prend à l’intérieur de la maison, bouleversée et remplie de fumée et de débris qui volent en éclats.

En deux bonds, Lavigueur saute dans la chambre de Mlle de Longpré, d’où sortent des cris affreux. Raoul court à la grand’chambre déjà toute embrasée, à l’exception du lit de la morte, placé au milieu de l’appartement, et dont les tentures commencent seulement à prendre feu. Raoul enjambe par-dessus les cadavres des deux vieilles femmes qui veillaient auprès du corps et qui ont été frappées à mort par les éclats de la bombe. Il se penche sur son amante et l’enlève dans ses bras.

À la lueur des flammes rouges qui courent en serpentant sur les tentures des murailles, il semble à Beaulac que la figure de sa fiancée s’anime et prend les tons chauds de la vie. Il croit même que les yeux de la morte ont remué. Mais ce ne sont que des illusions produites, sans doute, par la réflexion du feu.

Serrant sur son cœur le corps inanimé de sa fiancée, Raoul s’élance hors de la chambre, mais pas assez tôt, cependant, pour empêcher le feu de se communiquer aux légers vêtements de Berthe.

Tandis qu’il retraverse l’antichambre à la course, et s’efforce, avec une main restée libre, d’éteindre le feu qui mord les bras inertes de la morte, il sent que celle-ci l’étreint convulsivement par le cou.

Surpris, terrifié, il bondit hors de la maison en jetant un cri d’effroi.

Au même instant, Lavigueur sortait aussi en toute hâte, emportant dans ses bras Mlle de Longpré, saine et sauve, tandis que la servante les suivait affolée.

Voyant que la flamme, qui courait sur les manches de Berthe, menaçait de se communiquer aux vêtements de Raoul, Lavigueur déposa Mlle de Longpré à terre et se mit à étouffer le feu en serrant dans ses mains épaisses les bras de Mlle de Rochebrune.

Mais, à son tour, il ne put retenir une exclamation de terreur.

L’incendie, qui se répandait par toute la maison, éclairait maintenant à l’extérieur en jetant ses lueurs sanglantes à travers les fenêtres.

Lavigueur put donc voir la jeune fille frissonner par tout son corps.

Raoul, qui la sentait frémir entre ses bras, la regardait avec les yeux hagards d’un homme qui se sent devenir fou.

Soudain, Berthe étendit les deux bras, ouvrit les yeux et poussa un profond soupir en murmurant ces mots :

— Mon Dieu ! où suis-je donc ?

— Elle n’est pas morte !

— Elle vit encore ! s’écrièrent les spectateurs de cette scène étrange.

  1. La rue Saint-Georges n’était pas encore percée alors, et la batterie de canons qui défendait le cap, au-dessus de la rue Sault-au-Matelot, se trouvait dans l’enceinte des jardins du Séminaire, de sorte qu’on arrivait à la maison de Mlle de Longpré, ou de Berthe, qu’en tournant à droite le bas de la côte de Léry.