Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/84

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Raoul était tombé à terre sur son genou droit, tandis que sur l’autre, à demi soulevé, reposait la tête de Mlle de Rochebrune, dont le corps était étendu sur le sol. Avec une anxiété impossible à décrire, Beaulac suivait, sur la figure de son amante, les progrès de la vie qui revenait.

— Berthe ! c’est moi, Raoul, ton fiancé, disait-il à demi-voix, en berçant doucement la jeune fille, comme pour ne point l’effrayer par un trop brusque réveil.

— Raoul ! murmura d’une voix si faible que ce n’était qu’un souffle, la jeune fille en se soulevant un peu la tête. Raoul ! oh ! merci, Seigneur !… Et lui, cet homme… Bigot… est-il parti ?

— Est-ce donc vrai ? mon Dieu ! vous me l’avez rendue ! s’écria Beaulac en levant les yeux au ciel. Puis inclinant son visage rayonnant sur celui de sa fiancée !

— Ne crains rien, mon ange, tu ne cours aucun danger. Cet homme n’est plus ici.

— Je t’aime, ô mon Raoul ! disait Berthe, qui se soulevait en le regardant avec des yeux étranges.

— Et moi donc ! Oh ! si tu savais… Berthe !

Sur les joues brunies du jeune homme roulaient de grosses larmes.

Mlle de Longpré ne savait si elle devait s’évanouir.

La servante frappait dans les mains de Berthe et l’appelait joyeusement par son nom.

Lavigueur, qui croyait dormir, se donnait de grands coups de poing dans l’estomac pour se réveiller.

L’incendie, cependant, étendait ses ravages et de longues traînées de flamme passaient au travers du toit, qu’elles léchaient de leurs langues altérées de destruction.

La maison ne fut bientôt plus qu’un brasier.

Berthe, qui n’avait eu conscience de rien depuis qu’elle avait perdu connaissance dans la rue Couillard, ne comprenait rien à ce désastre qu’elle contemplait avec un étonnement intraduisible.

Craignant que ces émotions diverses n’amenassent une catastrophe chez la jeune fille, si faible qu’elle ne pouvait se soutenir seule, Raoul se hâta de dire à Mlle de Longpré :

— Venez chez moi ; je vous abandonne ma maison. Je trouverai facilement ailleurs un logement.

Puis à Berthe, qui lui montrait la maison en feu, et l’interrogeait de son grand œil noir, il ferma la bouche avec un baiser en lui disant :

— Pas maintenant, mon ange. Demain, je te dirai tout, quand tu seras plus forte.

Et soutenant dans ses bras Mlle de Rochebrune, fléchissante à chaque pas, Raoul suivi des autres acteurs de cette scène palpitante, reprit le chemin de sa maison, aux lueurs de l’incendie qui montaient jusqu’au ciel.

Dans la ville, le tocsin sonnait partout, car le feu prenait en maints endroits.

Au lecteur étonné, pour le moins autant que Lavigueur et Mlle du Longpré, nous devons maintenant une explication de la brusque résurrection de notre héroïne.

Sortant à peine d’une longue maladie, lorsqu’elle s’était échappée du vaisseau anglais, Berthe, encore bien faible, avait eu à surmonter trop d’émotions et de fatigues, dans la nuit de son évasion, pour que son organisation, extrêmement nerveuse, n’en ressentit pas un terrible contre-coup.

Brisée en outre par la course à franc-étrier qu’elle venait de faire sur le cheval de Beaulac, elle se trouvait dans un état de prostration extraordinaire, lorsque, pour comble de malheur, elle avait inopinément rencontré Bigot dans la rue Couillard. La vue inattendue de cet homme, qu’elle avait tant de raisons de haïr et de craindre, avait produit sur elle l’effet d’un coup de foudre.

La commotion nerveuse fut telle que sans perdre toutefois la vie, elle fut instantanément saisie de cette torpeur de tout son être qui ressemble tant à la mort et connue sous le nom de catalepsie.

Dans les attaques très-fortes de cette affection apyrétique, disent les médecins, le malade perd tout à fait le sentiment et l’entendement, tandis qu’une roideur, comme tétanique générale du système musculaire, empêche bout mouvement. En ce cas encore, la circulation et la respiration sont presqu’insensibles, ce qui explique, dit Grisolle dans son traité de pathologie interne, que quelques cataleptiques ont pu être enterrés vivants.

On sait que la catalepsie éclate surtout à la suite d’une vive émotion de peine, de haine et de frayeur, ou après des fatigues produites par des excès de travail.

L’attaque, qui dure quelquefois plusieurs jours, se manifeste plus souvent chez les femmes que chez les hommes, et les personnes extrêmement nerveuses y sont plutôt sujettes.

Il n’y a donc rien d’étonnant que, ramenée ainsi chez elle dans une condition si semblable à la mort, Berthe eût été considérée comme trépassée par Mlle de Longpré et les bonnes vieilles femmes qui avaient enseveli la jeune fille.

La malheureuse enfant, dont les funérailles devaient avoir lieu le lendemain matin, allait donc être enterrée vivante, lorsqu’une bombe était venue miraculeusement tomber sur la petite maison des remparts. Le choc nerveux produit chez Mlle de Rochebrune par l’explosion soudaine du projectile, avec l’action irritante, sur ses bras et ses épaules, du feu qui avait produit l’effet d’un puissant sinapisme en réveillant la sensibilité engourdie, avaient enfin tiré la jeune personne de cet affreux sommeil cataleptique.

Le lendemain soir, 15 septembre, dans le boudoir d’une maison de la rue Couillard, une pâle jeune fille, à demi couchée sur un canapé, causait avec une vieille dame ; celle-ci se chauffant les pieds sur les chenets, près d’un bon feu qui flambait joyeusement sous le manteau d’une immense cheminée.

Il y avait déjà quelque temps que ces deux dames conversaient entre elles, lorsqu’un jeune officier entra après s’être lait annoncer.

À la vue du nouvel arrivant qui, botté et éperonné, portait en outre une forte épée de combat dont le bout traînait lourdement sur le parquet, la jeune fille ne put retenir un petit cri de surprise douloureuse.