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Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/89

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à croire aux roueries de l’intendant Bigot et de son fastueux entourage.

Raoul et Berthe restèrent au pays, où les retenaient d’ailleurs leurs intérêts et leurs souvenirs.

— Furent-ils heureux ?

Comme celle du dramaturge, la main de l’auteur se refuse de soulever la toile qu’il a prudemment laissé retomber sur les époux ; car derrière ce voile, il a pu entrevoir l’escorte de soucis et de souffrances bien souvent, qui se joignent au cortège des nouveaux mariés, et les tirent bientôt de leur extase d’un moment, pour les pousser dans l’âpre chemin de la vie réelle, où leurs pieds saignent avant longtemps, ainsi que les nôtres, en se heurtant contre les pierres de la route.


ÉPILOGUE.



Malgré son infernal génie et ses combinaisons savamment rusées, il était une chose que Bigot n’avait pas prévue et qui devait pourtant grandement contribuer à causer sa perte. C’était la venue au Canada d’un commissaire chargé de s’enquérir secrètement de l’administration de l’intendant et de ses affidés. Cet homme, M. le Trémis, avait été envoyé ici comme la guerre tirait à sa fin, entre la chute de Québec et la capitulation de Montréal.

« Homme d’esprit et de pénétration, dit M. Ferland, le commissaire découvrit beaucoup de spéculations qui avaient eu lieu, et dans ses observations au ministre, il détailla les circonstances qui confirmaient les inexactitudes dont la compagnie avait si souvent été accusée. »

Aussi Bigot se vit-il menacé d’une disgrâce et d’une ruine complètes, dès son arrivée en France. « C’est vous qui avez perdu la colonie, lui dit M. Berryer, lorsque l’intendant se présenta à Versailles. Vous y avez fait des dépenses énormes ; vous vous êtes permis le commerce, votre fortune est immense… votre administration a été infidèle, elle est coupable. »[1]

Bigot, atterré, se retira à Bordeaux, d’où il tâcha de mettre en jeu les influences qu’il avait à la cour, entre autres celle d’un M. de la Porte, bien en place à Versailles, afin qu’elles l’aidassent à éviter l’orage. Mais ce fut en vain ; la mesure était comble, et la moindre circonstance qui la devait faire déborder ne fut pas longue à venir. Pour éviter le mécontentement, l’indignation que le peuple avait ressentis de la perte de la plus belle colonie française, le gouvernement pensa qu’il était de bonne politique de jeter en pâture à la vengeance populaire les principaux fonctionnaires que la rumeur publique accusait d’avoir hâté par leurs prévarications la perte de la Nouvelle-France.

Bigot vivait depuis quelques mois à Bordeaux dans une anxiété facile à comprendre, lorsqu’il fut averti qu’il était question de l’arrêter. Que faire ? Fuir, c’était se reconnaître coupable. Mieux valait rester et, tâcher de conjurer l’orage en achetant ses juges ; car il était assez riche pour le faire.

Il se rendit en conséquence à Paris pour gagner les ministres. Mais à son grand désespoir, aucun d’eux ne consentit à le recevoir. Et à peine y avait-il quatre jours qu’il était arrivé à la capitale, qu’il fut arrêté et jeté à la Bastille, le 17 novembre 1761, en même temps que vingt autres prévenus accusés d’être ses complices, parmi lesquels Péan, Cadet, Corpron, Bréard, Estèbe et Pénissault, dont les noms ont plus ou moins figuré dans ce récit.

Trente autres complices ou prétendus tels, furent aussi décrétés de prise de corps comme contumaces. Parmi ces absents qui avaient eu soin de se tenir hors des atteintes de la justice à venir, se trouvait le rusé Deschenaux, ex-secrétaire de l’intendant.

Une commission présidée par le lieutenant-général de police, M. de Sartine, et composée de vingt-sept juges au Châtelet, fut chargée de juger l’affaire en dernier ressort.

Bigot avait été immédiatement mis au secret. Il resta ainsi onze mois entiers sans communiquer avec personne, seul avec ses pensées sombres, le criminel intendant, jusqu’au mois d’octobre 1762, où les accusés obtinrent des conseils pour préparer leur défense.

L’instruction, qui dura jusqu’à la fin de mars 1763, mit enfin à nu toutes les hontes et les turpitudes de l’administration de Bigot. Quand il vit que les charges étaient si lourdes et les preuves si écrasantes, le misérable voulut entraîner au moins, dans sa chute, tous ceux qui avaient pris part à ses pilleries. C’est alors que l’on vit ces escrocs aux abois tourner les uns contre les autres des armes dont les blessures devaient causer leur perte, et qu’ils achevèrent ainsi eux-mêmes de convaincre les juges de leur culpabilité déjà très-évidente.

Enfin, le onze janvier 1764, en place de Grève, à Paris, et dans les principales villes du royaume, notamment à Bordeaux, à la Rochelle et à Montauban, le jugement rendu par la commission fut « lu et publié à haute et intelligible voix, à son de trompe et cri public, en tous les lieux et endroits ordinaires, par Philippe Rouveau, Huissier à Verge et de Police au Châtelet de Paris, accompagné de Louis-François Ambezar, Claude-Louis Ambezar, Jurés-Trompettes, à ce que personne n’en prétendît cause d’ignorance ? »[2]

Voici le résumé de ce jugement concernant quelques-uns des acteurs de ce drame :

D’abord, François Bigot était « dûment atteint et convaincu d’avoir, pendant le temps de son administration dans la colonie française du Canada, en l’Amérique septentrionale, toléré, favorisé et commis lui-même les abus, malversations, prévarications et infidélités mentionnés au procès, dans la partie des finances, l’une des plus importantes de celles dont il était chargé, lesquelles sont principalement quant à l’approvisionnement des Magasins-du-Roy en marchandises, etc. »[3]

  1. Ce passage est cité par M. Garneau.
  2. Jugement rendu souverainement et en dernier ressort dans l’affaire du Canada, etc., à Paris, Ce volume se trouve à la bibliothèque du Ministère de l’Instruction Publique.
  3. Voyez encore le jugement plus haut cité.