époux, si vaillant dans son bel uniforme et dans sa dignité.
Après avoir quitté Québec, l’automne précédent, Raoul avait suivi partout M. de Lévis, qui se l’était attaché comme aide-de-camp, tout en lui conférant le grade de capitaine, pour le récompenser de sa belle conduite à la première bataille d’Abraham. Beaulac s’était encore couvert de gloire à la bataille de Sainte-Foye, à laquelle il assista en sa qualité d’aide-de-camp ; car le corps de cavalerie commandé par M. de la Roche-Beaucourt ne prit aucune part à l’action. Enfin, après la capitulation de Montréal, rien ne le retenant plus sous les drapeaux, Beaulac s’était empressé de descendre à Québec pour y rejoindre sa fiancée, dont il n’avait pas eu de nouvelles depuis le mois de septembre de l’année précédente.
Forcées de sortir de Québec avec tous les citoyens que Murray avait expulsés de la ville avant la bataille de Sainte-Foye, Berthe et Mlle de Longpré s’étaient réfugiées à Charlesbourg chez la sœur de l’ancienne servante Marthe, où la jeune fille avait passé de si heureux jours lorsqu’elle était enfant.
Raoul l’y retrouva plus charmante et fidèle que jamais. Maintenant qu’il avait rempli son devoir envers la patrie, il ne restait plus à Beaulac qu’à faire le bonheur de la noble jeune femme qui voulait bien nouer son âme à la sienne.
Avant de la conduire à l’autel, il eut soin, toutefois, de se rendre en pèlerinage à Ste. Anne-du-Nord, qu’il avait invoquée dans cette nuit terrible qui l’avait vu tour à tour plongé au fond d’un abîme d’angoisse, et emporté, soudain, sur les cimes les plus hautes de la félicité humaine.
Comme la foule se fendait au devant des nouveaux époux, le roulement d’une voiture qui arrivait avec grand fracas de la rue Saint-Louis par la rue des Jardins, fit reculer les spectateurs qui se rangèrent pour n’être point broyés sous les roues du pompeux équipage.
À peine Berthe, maintenant Mme de Beaulac, eut-elle jeté un coup d’œil distrait dans la voiture qui ralentissait un peu sa course, que la jeune femme poussa un cri en se serrant contre Raoul.
— Mon Dieu ! encore cet homme ! dit-elle en pâlissant.
Beaulac aperçut aussitôt l’intendant Bigot et Mme Péan qui se prélassaient dans le carrosse armorié.
De son côté, l’intendant promenait sur la foule un regard arrogant et froid. Il blêmit soudain et ne put retenir un mouvement nerveux qui n’échappa point à Mme Péan.
— Tiens ! dit-elle, n’est-ce pas là cette charmante personne que j’ai par hasard, un jour, ou plutôt un soir, rencontrée à votre maison de Beaumanoir ? Mais on dirait qu’elle vient de se marier.
Et la cruelle lança une œillade moqueuse à l’intendant. Furieux, celui-ci fit fouetter ses chevaux, qui partirent au grand trot, quitte à écraser quelque manant.
Des cris d’indignation et des huées s’élevèrent de la foule. Car si Bigot avait autrefois été populaire, il était maintenant en grande défaveur auprès des Canadiens, auxquels ses malversations et ses opérations financières faisaient perdre, le fait était maintenant public, quarante-un millions de francs.[1]
— Ah ! le pendard ! criaient les uns en lui montrant le poing. Non content de nous voler, il nous écrase !
Et les autres :
— Voyez un peu cette catin qui se carre dans la soie dont nous payons les frais !
— C’est cela, bêlez, mes agneaux, murmura l’intendant, que ses chevaux entraînaient vers la basse-ville dans un tourbillon de poussière ; je pars escorté de vos malédictions, mais j’emporte votre argent pour m’en consoler !
Berthe tremblait encore et disait à son mari d’une voix émue :
— Plaise au ciel, Raoul, que ce ne soit pas derechef un mauvais présage qui traverse notre bonheur !
— Rassure-toi, mon ange ! répondit Beaulac en pressant sous le sien le bras de la jeune femme. Nous ne reverrons probablement jamais l’intendant. Ne sais-tu pas qu’il s’embarque ce matin sur le James pour la France ?[2] Ainsi, loin que ce soit un mauvais pronostic, j’estime, au contraire, que c’est un dernier nuage qui disparaît de notre ciel.
Les Anglais, qui avaient intérêt de se débarrasser des hommes les plus influents de la colonie conquise, s’étaient hâtés de renvoyer en France les principaux fonctionnaires du gouvernement canadien, ainsi que les troupes et les familles les plus nobles et les plus riches. Avec tous ceux-là s’étaient trouvés compris les escrocs et les folles galantes qui ont figuré dans ce livre et dont la vie désordonnée avait jeté, durant quelques années, le scandale par toute la colonie. Le dernier de cette bande de corbeaux maintenant repus, Bigot quittait enfin le sol sur lequel il ne voyait plus rien à piller, et s’envolait à son tour en jetant son sinistre croassement sur ce pays jonché de ruines, qu’il avait trouvé si florissant, lorsqu’il s’y était abattu tout affamé.
Le départ précipité de tous ces roués fut cause que le Canada conserva ses anciennes mœurs si pures qui font encore aujourd’hui l’honneur de notre population ; car le contact de cette corruption étrangère et partielle n’avait pas assez longtemps duré pour gagner la société canadienne, dont l’honnêteté a toujours été si proverbiale qu’on se refuse, maintenant encore, lorsqu’on feuillette les vieux mémoires,
- ↑ « Il restait dû par l’État, aux Canadiens, 41 millions en ordonnances et 7 millions en lettres de change. La créance des Canadiens, immense pour le temps, fut presqu’entièrement perdue pour eux. Des marchands et des officiers anglais achetèrent à vil prix une partie de ces papiers et en revendirent une portion à des facteurs français sur la place de Londres, pour de l’argent comptant. »
- ↑ Le marquis de Vaudreuil, M. de Lévis et l’intendant
laissèrent Québec le 18 octobre 1760 ; le gouverneur
sur l’Aventure, M. de Lévis sur la Marie et
Bigot sur le James. Les troupes avaient été embarquées
sur plusieurs autres vaisseaux qui firent voile
de Québec pour la France depuis le 3 octobre jusqu’au 28.
Ceci est tiré de « l’état de l’embarquement des troupes à Québec, » que l’on peut voir dans les manuscrits de la Société Littéraire et Historique de Québec. Archives de Paris, 1760 à 1763.