Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/16

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personne ne s’avise d’aller remuer leurs os, et qu’on ne songe plus à les venger. » [1]

Cette fière harangue indique à quel point en était arrivée la morgue iroquoise par suite du succès des armes des Cinq Cantons.

Aussi, malgré les ouvertures de paix présentées par la députation, M. de Mésy, qui savait combien de fois les Français avaient été trompés par de semblables propositions, se leva, après avoir consulté ceux qui l’entouraient, et répondit :

« Je suis touché de la démarche de mes fils, et je la veux bien croire sincère ; mais comment se fait-il que vous prétendiez parler au nom des Cinq Cantons tandis que je ne vois ici que des envoyés d’Agnier, de Goyogouin et de Tsonnontouan ? Si les cinq grandes tribus iroquoises demandent la paix, pourquoi n’y en a-t-il que trois qui m’aient envoyé des ambassadeurs ? »

Griffe-d’Ours ne répondit pas, le gouverneur reprit :

« Le grand chef des Agniers a bien eu raison de dire que les Iroquois n’ont malheureusement que trop massacré de Français ; et si vous voulez apaiser les mânes de vos parents, nous ne saurions calmer celles de nos frères que vous assassinez traîtreusement chaque jour. Les lamentations de mes fils trépassés ont traversé l’Océan. Le grand Ononthio, mon maître, les a entendues par-delà l’immense lac salé. Il vient de m’écrire qu’il enverra bientôt à ses enfants du Canada une troupe de guerriers assez nombreuse pour aller raser vos bourgades, massacrer tous vos combattants et amener captives à Québec les femmes des Cinq Cantons pour nous aider à cultiver nos champs.

« Je ne saurais donc rien conclure maintenant. Lorsque nos troupes seront arrivées, si vous voulez vraiment la paix, revenez alors, accompagnés des députés des Cinq Cantons, en ayant soin d’amener avec vous des otages pour la garantie des négociations, et des présents pour apaiser les parents de ceux qui sont tombés sous vos coups. Alors le grand Ononthio décidera. »

— « Tes enfants, repartit Griffe-d’Ours, n’étaient pas assez nombreux, et trop étroit était leur canot pour t’apporter des présents. Mais voici trois de mes frères d’Agnier, de Goyogouin et de Tsonnontouan qui veulent bien rester avec toi comme otages. »

« Ils sont les bienvenus, répliqua le gouverneur, et je les traiterai comme s’ils étaient mes fils, pendant toute la durée de leur séjour près de moi.

« Maintenant, que le chef et les guerriers qui l’accompagnent veuillent bien passer avec moi sur la terrasse du château, afin qu’on dresse ici la table d’un repas que je leur offre au nom d’Ononthio ! »

M. de Mésy tenait à bien traiter les députés.

Puis, s’adressant aux gens de sa suite :

— Vous voudrez bien, Messieurs, vous joindre à nous.

Un valet ouvrit les deux battants de la porte qui donnait sur la terrasse, et M. de Mésy s’effaça pour laisser défiler ses hôtes. Le dernier d’entre eux, il y en avait au moins trente, venait à peine de mettre le pied sur la galerie, lorsqu’un craquement prolongé se fit entendre sous leurs pas.

Instinctivement chacun veut se précipiter vers la porte. Mais ce brusque mouvement achève de briser les poutres vermoulues de la terrasse, qui, trop vieille et trop faible pour supporter autant de monde, s’effondre avec fracas sur le flanc de la falaise.

Un grand cri d’effroi retentit, et tous, militaires, conseillers et Sauvages, tombent, roulent pêle-mêle avec les tronçons de la terrasse, qui s’écroule sur le roc à vingt pieds de hauteur.

Seul, le gouverneur, qui allait suivre ses hôtes, est resté dans l’embrasure de la porte, un pied dans le vide. Pâle, il se jette promptement en arrière, et regarde avec stupeur cet amas d’hommes et de débris qui grouillent à ses pieds.

Heureusement qu’à cette époque le flanc de la falaise était encore garni de quelques arbres et d’arbustes, qui arrêtèrent la chute de la galerie ; car si le roc eût été dénudé comme aujourd’hui, ils eussent été précipités à plus de cent quatre-vingts pieds.

Tous ceux qui étaient tombés s’accrochaient aux branches et aux racines pour s’empêcher de glisser sur la pente rapide du rocher. Au-dessus des clameurs générales retentissaient les sonores jurons de Mornac. Précipité d’en haut l’un des premiers, le Gascon avait reçu tout le choc et le poids du corps de Griffe-d’Ours, qui lui était tombé à califourchon sur les épaules.

— Mordious ! s’écriait-il en se démenant comme un diable, allez-vous bien descendre de sur mon dos ! Eh ! là, sandis ! Monsieur le Sauvage, vous n’êtes pas une plume, savez-vous ! Cap-de-dious ! vous m’éreintez !…

Un soubresaut désarçonna son cavalier, qui, surpris de la brusque dégringolade de la galerie et saisi d’un soupçon de trahison, tira tout aussitôt de sa gaine le couteau à scalper qu’il portait à la ceinture, et fit mine de se jeter sur le chevalier.

— Tout beau ! Monsieur l’Iroquois ! s’écria Mornac en dégainant aussi, parce que nous avons failli nous rompre le col ensemble, faudra-t-il maintenant nous couper la gorge ?

Un éclair de réflexion démontra à Griffe-d’Ours que la chute de la galerie, qui avait indistinctement entraîné avec elle Sauvages et blancs, ne provenait que d’un simple accident, et il rengaina son couteau.

Mornac grommelait tout en se retenant aux branches d’un sapin rabougri :

— Par la corbleu ! le guignon me poursuit jusqu’ici ! Je croyais pourtant bien qu’il m’avait lâché à Brest, où j’ai perdu, sur une carte, la veille de mon départ, les dernières mille pistoles, ou à peu près, qui me restaient de tout l’héritage de mes vénérables aïeux !

Il fut interrompu dans ses réflexions mélancoliques par un nouveau cri d’effroi.

Penchés sur la cime du roc, les acteurs de cette scène tragi-comique regardaient en bas.

Mornac se pencha comme les autres.

  1. Plusieurs phrases de cette harangue sont tirées des relations du temps.