Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/27

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— Embarque ! embarque ! cria Joncas d’aussi loin qu’il se put faire entendre.

— Ce bon Baptiste est pressé, à ce qu’il paraît, dit Mme Jolliet en hâtant le pas.

Comme ils arrivaient sur le rivage, les apprêts de l’embarquement occasionnèrent quelque va-et-vient. Mlle de Richecourt en profita pour dire rapidement à l’oreille de Mornac, car il semblait frémir d’impatience :

— Je vous en prie, mon cousin, ne faites pas maintenant d’esclandre ! Laissez ce vilain homme nous accompagner. Nous n’aurions pas pu converser à notre aise dans la chaloupe, en supposant même que ce Vilarme n’eût pas été avec nous. Une fois là-bas, je me charge de le tenir à distance. Je me sentirai forte à côté de vous. Alors nous causerons. Mais, d’ici là je vous en supplie !…… Et surtout pas de duel ! S’il allait vous tuer, je resterais seule et sans défense, moi !

Le long regard suppliant qui les accompagna persuada pour le moins autant Mornac que les paroles de sa belle cousine.

Vilarme n’osait se rapprocher trop brusquement des jeunes gens et ne pouvait les entendre. Mais il fixait sur eux des yeux de vipère.

Au moyen du canot d’écorce, Mme Guillot s’était déjà rendue à bord de la chaloupe, à l’arrière de laquelle elle avait pris place.

— Allons ! mademoiselle Jeanne, c’est votre tour ! lui cria Joncas.

La jeune fille s’assit dans le canot, afin que le Renard-Noir la transportât à bord de la chaloupe.

Comme le canot d’écorce pouvait encore contenir une personne, Vilarme fit un mouvement pour prendre place avec Mlle de Richecourt. Mais celle-ci dit vivement à Mornac :

— Asseyez-vous ici, mon cousin, devant moi et bien au fond, pour ne point faire chavirer le canot.

Vilarme, qui manœuvrait ainsi pour se placer, dans la chaloupe, auprès de Jeanne, se mordit la lèvre et resta blême de colère sur la grève.

Si tous ces préparatifs de départ n’eussent pas absorbé l’attention de nos personnages, ils auraient peut-être pu voir, en ce moment, au coin d’une des maisons les plus rapprochées de la rue Sous-le-Fort, un homme qui semblait épier les voyageurs. Son corps était caché, mais son épaule droite et sa tête, au sommet de laquelle se balançaient des plumes d’aigle, dépassaient l’angle de la maison.

C’était Griffe-d’Ours, le chef iroquois.

Un quart d’heure auparavant, lorsque Mlle de Richecourt, Mme Guillot et ses hôtes avaient traversé la place-d’armes pour se rendre à la basse-ville, Griffe-d’Ours et ses guerriers sortaient du château Saint-Louis. D’un coup d’œil, l’Iroquois avait reconnu cette belle jeune fille qui lui avait échappé, la veille au soir.

— La vierge blanche ! s’était-il dit.

Puis il avait glissé quelques mots rapides à l’oreille de ses compagnons, et avait suivi Jeanne et ses amis, sans être remarqué. Les guerriers iroquois avaient modéré le pas, et descendu la côte en se tenant à distance de leur chef, qui les précédait.

Oh ! si Jeanne et ceux qui l’accompagnaient avaient pu remarquer cette attention dont ils étaient l’objet de la part de Griffe-d’Ours, quels malheurs n’auraient-ils pas pu éviter !

Mais tout entiers aux apprêts du départ, ils ne pouvaient rien voir.

Quand Vilarme, Jolliet et le garçon de ferme eurent pris place à bord de la chaloupe, Joncas planta les mâts dans l’ouverture pratiquée au milieu des bancs, fixa les balestons pour tendre les voiles à la brise et borda les écoutes, tandis que Louis Jolliet tenait la barre du gouvernail.

— Mon frère n’embarque donc pas ? dit Joncas au Renard-Noir.

— Un chef préfère son canot, répondit le Huron, qui, assis au fond et à l’arrière de sa pirogue, se mit à jouer hardiment de l’aviron en suivant l’autre embarcation de près.

La brise qui soufflait du sud-ouest gonflait les voiles blanches de la chaloupe, qui, coquettement inclinée à tribord, prit, en suivant l’ondulation de la vague, sa course dans la direction de l’île d’Orléans.

À mesure que les deux embarcations s’éloignaient de la rive, Griffe d’Ours, après avoir quitté son poste d’observation, se rapprochait de la plage. Longtemps il y resta debout et immobile, le regard fixé sur un seul point qui décroissait de seconde en seconde.

Quand il vit les deux voiles de la chaloupe se perdre dans l’éloignement, entre l’île d’Orléans et la Pointe-Levi, et ne sembler plus raser l’eau que comme l’aile d’un goéland, le chef agnier courut rejoindre ses compagnons qui l’attendaient au Cul-de-Sac, en fumant à côté de leurs canots.

Il parla quelques instants à ses guerriers. Ceux-ci donnèrent leur assentiment à sa demande et mirent avec empressement leurs canots à flot. Puis ils s’agenouillèrent dans leurs pirogues qu’ils lancèrent d’un commun élan vers le haut du fleuve, c’est-à-dire dans une direction tout à fait opposée à celle que Mme Guillot et ses hôtes venaient de prendre. Mais ce n’était qu’une feinte de sauvage pour laisser croire aux habitants de la ville, attirés sur le rivage par le départ des Iroquois, que les ambassadeurs retournaient au pays des Cinq Cantons. Lorsque les fourbes eurent assez doublé le Cap-aux-Diamants pour n’être plus aperçus de la ville, ils traversèrent brusquement le fleuve, qu’ils redescendirent aussitôt en rasant le rivage de la Pointe-Lévi. Peut-être vit-on de la ville ces trois canots qui, du côté de Lévi, descendaient le fleuve, mais on ne dut pas y faire grande attention.

Griffe-d’Ours dirigeait le premier canot et se disait, entre deux coups d’aviron.

— La vierge pâle sera bientôt la femme d’un grand chef.

Dans la chaloupe de Joncas et assis à côté de Mlle de Richecourt, Mornac disait à Mme Guillot, placée en face d’eux, à l’arrière de l’embarcation :

— Les environs de la ville sont donc bien peu sûrs, madame, qu’il faille s’armer jusqu’aux dents pour faire une douzaine de lieues hors de Québec ?

— Oh ! M. de Mornac, on voit bien que vous êtes arrivé d’hier au pays pour me poser pareille question. Mais ne savez-vous pas que,