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pierreries, longue de six pouces et fort étroite, mais aiguë comme une aiguille. Elle en fit miroiter au soleil la lame brillante et damasquinée et jeta un regard de côté à Vilarme qui, assis en avant, baissa les yeux. Il avait compris.

— Certes ! ma cousine, dit Mornac qui, devant Mme Guillot feignit ne pas avoir saisi l’allusion secrète cachée sous la menace de la jeune fille à l’adresse de Vilarme, certes, je reconnais bien en vous ce sang généreux des comtes de Richecourt dont je m’honore d’être le très humble parent !

Ce Gascon de Mornac !

Cependant le vent tenait bon et la chaloupe courait allègrement par le milieu du chenal, entre l’île d’Orléans, à gauche, et la côte de Beaumont déserte alors, et dont les feuillages jaunis ondulaient à droite, sur le ciel clair du matin, et prenaient des teintes dorées sous les vifs rayons du soleil.

Après avoir remis le poignard dans le ceinturon qui emprisonnait sa taille, Mlle de Richecourt se tourna presque entièrement du côté de Mornac ; et là, pensive, la tête à demi inclinée, les longues torsades de ses cheveux bruns effleurant l’épaule du chevalier, elle laissa traîner le bout de ses ongles dans l’eau fugitive qui, ravie d’aise de baiser une aussi belle main, se prit à babiller aussitôt et à pousser de joyeux petits rires.

Assis derrière elle, à la barre, Louis Jolliet qui aurait craint de regarder trop longtemps la jeune fille en face, la contemplait maintenant d’un air rêveur et triste. Entre les boucles épaisses de la chevelure de Jeanne, il apercevait la courbe gracieuse de sa joue fraîche et veloutée, la naissance de son cou blanc, avec les cheveux follets qui se tordaient capricieusement sur la nuque, ainsi que de mignons fils de soie bronzée.

— Mon Dieu ! qu’elle est belle et que je l’aime ! se dit Jolliet.

Car il adorait Jeanne comme un fou, ce pauvre enfant, avec toute l’ardeur de ses dix-huit ans et de sa pure jeunesse, avec cette passion craintive de son âge, sentiment tout éthéré qui ne redoute rien tant qu’un aveu.

Tous, nous avons savouré ce premier et délicieux amour qui survit à toutes les affections d’un âge plus avancé, et illumine les beaux jours de l’adolescence comme la pure lumière d’un phare lointain dans une nuit calme de printemps. Béni soit Dieu de nous octroyer au matin de la vie ces divins mais trop courts moments d’extase dont le seul souvenir nous fait encore tressaillir de bonheur alors que, le cœur meurtri par les déceptions de l’âge mûr, nous avons vu s’évanouir, une à une, nos plus chères illusions.

Il y avait deux ans que Louis aimait Mlle de Richecourt, c’est-à-dire, depuis le jour où son cœur s’éveillant à la vie des passions, lui avait révélé qu’il existe un autre amour, plus vif, plus ardent, plus extatique que celui d’un bon fils pour sa mère. Eh ! comment ne l’aurait-il pas aimée, cette belle jeune fille, dont le hasard avait fait sa compagne de chaque jour. Depuis deux ans il adorait Jeanne qui ne s’en doutait pas. Car lorsque le pauvre garçon se prenait à songer qu’il osait, lui, presque enfant, lui, peu fortuné, jeter des yeux de convoitise sur la riche et brillante demoiselle de Richecourt, il se sentait pris d’effroi, et sa passion lui semblait d’une telle folie qu’il se jurait de ne la laisser jamais deviner à celle qui en était l’objet. Il s’était tenu parole ; jamais un mot, un regard, un geste ne l’avait trahi. Pourtant, il sentait bien que du jour où Jeanne laisserait le toit de Mme Guillot pour suivre un époux qui ne serait pas lui, il sentait que son cœur se briserait.

Oh ! qu’il en est de jeunes filles qui effleurent ainsi, sans le savoir, un sentiment vrai, généreux, brûlant. Elles n’auraient qu’à tendre la main, qu’à pencher une joue rougissante en attirant avec adresse, sur des lèvres qui n’ont jamais su mentir aux élans du cœur, l’aveu de ce sincère amour qui ne se rencontre que chez les très jeunes gens, et elles verraient le bonheur escorter leur vie entière. Mais non, elles passent indifférentes et froides auprès de ce jeune homme franc et noble encore, et s’en vont plus loin mendier les regards et les promesses d’un homme de trente ans qui ne croit plus à l’amour mais songe à s’établir et passe, surtout, pour en avoir les moyens. Celui-ci, du moins est mûr pour le mariage… Quelques mois après, elles pleurent leurs beaux rêves à jamais envolés !

Louis Jolliet regardait donc la jeune fille et sentait une larme rouler dans ses yeux.

— Oh ! que n’ai-je cinq ans de plus ! se disait-il. Que ne suis-je gentilhomme avec une belle et brillante lame au côté, avec une grande plume ondoyante à mon feutre, comme cet heureux chevalier de Mornac. Oh ! je lui dirais alors en tombant à ses genoux : — Jeanne, je vous aime comme un insensé ! Je suis pauvre, je n’ai rien à vous offrir que mon cœur et mon épée. Veuillez en accepter l’offrande, et je me relève radieux, et je cours là où se trouvent et gloire et fortune. Dans un an, dans trois ans je reviendrai glorieux et digne, peut-être, de vous. — Mais, hélas !…

Le pauvre garçon se sentit si misérable qu’un gros soupir vint se briser dans sa gorge. Telle fut la douleur qu’il en ressentit, qu’il ne put étouffer une espèce de sanglot que tous entendirent, à l’exception de Vilarme et de Joncas.

Mme Guillot examinait, depuis quelques instants, son fils à la dérobée. Son cœur se serrait. Avec ce regard profond d’une mère, elle devinait tout et pouvait à peine retenir une larme. Car elle sentait qu’il se détachait de son sein comme un lambeau sanglant de l’affection de son fils. Il allait aimer une autre femme ! Toutes les mères ressentent cette douleur jalouse et beaucoup ne la peuvent cacher. Inutile de dire que ce sentiment de jalousie se développe encore davantage à l’égard du gendre ou de la bru qui, depuis près de six mille ans, succombent chaque jour dans leur lutte impuissante contre la perfide influence des belles-mères.

— Eh bien ! qu’avez-vous donc, mon jeune ami ? demanda Mornac à Jolliet, pour rompre le silence qui régnait depuis quelques minutes.

— Rien… un peu de rhume causé, je crois,