Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/55

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et feignit de regarder Griffe-d’Ours avec la plus grande indifférence.

Celui-ci tournait le dos à la portière et ne pouvait remarquer l’intrus.

— Ma sœur paraît encore faible, reprit l’Iroquois ; et je vois qu’il nous faut retarder notre mariage de quelques jours.

Jeanne frémit.

L’homme qui se tenait à la porte de la cabane brandit silencieusement son couteau.

Ce geste dut remettre complètement Mlle de Richecourt, car elle leva sur Griffe-d’Ours ce regard fier que celui-ci ne pouvait supporter.

Il baissa les yeux et dit :

— Le chef reverra la vierge blanche encore une fois avant que d’en faire sa femme.

Comme il se retournait pour gagner la porte de la cabane, la tête du mystérieux personnage avait disparu.

Griffe-d’Ours sortit sans rencontrer personne.

Jeanne était encore sous la pénible impression que venait de lui causer cette visite importune, quand la portière s’écarta de nouveau et la curieuse tête tatouée apparut encore une fois.

L’homme entra après avoir jeté un furtif coup d’œil au dehors.

— Le Castor-Pelé, guerrier de la tribu de l’Ours, présente ses hommages à très haute demoiselle de Richecourt, dit-il en s’approchant de la jeune fille avec un profond salut.

— Vous serez toujours fou, mon cousin, dit Jeanne à Mornac. Vous riez de tout, même dans les situations les plus sérieuses.

— Conserver son sang-froid et sa gaieté dans les plus grands périls est le meilleur moyen de les surmonter tous, repartit Mornac. Mais dites donc, charmante cousine, comment trouvez-vous le chevalier du Portail de Mornac en son nouveau costume de guerrier iroquois ?

— Superbe, en vérité ! répondit Jeanne qui éclata de rire.

Mornac était complètement métamorphosé. Guêtres de peau de daim, large ceinture dont les franges retombaient presque jusqu’au genou, couteau à scalper, tomahawk, collier de griffes et de dents de bêtes fauves, rien ne manquait à son accoutrement. Mais ses damnées moustaches faisaient, au milieu de tout cela, l’effet le plus comique !

— Le Castor-Pelé est un grand guerrier ! dit-il en se drapant à l’espagnole dans la large peau de castor qui lui tombait des épaules.

— Oui, et le plus grand Gascon des bords de la Garonne.

— Ah ! pour ça, ma cousine, c’est dans le sang, voyez-vous. Et sur mon âme, sans vous faire injure, je crois que vous en avez un peu dans les veines !

Si je me déguise ainsi, c’est pour plaire à nos gardiens. Savez-vous que je commence à être populaire au milieu d’eux. En cela j’ai mon but, croyez-moi bien.

Il se fit en ce moment un grand bruit au dehors.

Mornac prêta l’oreille.

— Je me sauve, dit-il, on pourrait s’apercevoir que nous sommes ensemble. Mais ne craignez rien ; je veille sur vous.

Il s’esquiva.

Quand il fut sorti de la cabane il aperçut le crieur qui parcourait toutes les rues pour convoquer le Conseil. Chacun accourait au centre du village, et Mornac fit comme les autres.

Tous les hommes au-dessous de soixante ans se tenaient en plein air, tandis que les vieillards entraient dans la cabane du Conseil pour y délibérer.

Pendant tout le temps que siégea le Conseil, la foule garda le plus profond silence au dehors.

Au bout d’une demi-heure, l’orateur sortit de la cabane et s’avança vers les jeunes gens qui le renfermèrent au centre d’un cercle qu’ils composèrent en s’asseyant en rond.

L’orateur rendit compte de la délibération.

À la fin de chaque période l’assemblée criait à tue-tête :

Andeya !

Ce qui voulait dire :

— Voilà qui est bien !

Mornac, assis comme les autres, regardait cette scène d’un air ahuri.

Quand l’orateur eut fini de parler, il rentra dans les rangs.

Alors Griffe-d’Ours, son tomahawk à la main, s’avança au milieu du cercle, suivi de deux ou trois hommes qui plantèrent au centre un poteau près duquel ils s’assirent, en battant une mesure rapide sur une espèce de tymbale.

Griffe-d’Ours se mit alors à danser à droite et à gauche et entonna un chant énergique.

Quand il était hors d’haleine, il s’arrêtait, frappait un coup de massue sur le poteau, puis reprenait sa danse et son chant.

— Je donnerais bien ma bourse vide, dit Mornac à demi voix, pour savoir ce que tout cela veut dire.

Son voisin, qui baragouinait quelques mots de français, l’entendit et lui dit :

Griffe-d’Ours… partir aujourd’hui avec ses jeunes gens pour rencontrer les Mohicans[1] qui veulent nous attaquer.

— Bonté du ciel ! pensa Mornac, notre chance continue à nous favoriser. Si l’expédition dure plusieurs jours, ma cousine aura le temps de se rétablir et nous filerons ! Car, mordious ! je commence à m’ennuyer ici !

L’assemblée se dispersa. Tandis que les guerriers qui devaient suivre Griffe-d’Ours couraient à leur cabane pour faire leurs préparatifs de départ, Mornac s’en alla flâner en dehors de l’enceinte du village. Il allait de ci et de là, fièrement drapé dans son manteau de fourrures, baillant aux grues et songeant à la singulière destinée qui le métamorphosait de la sorte, lorsque soudain, il entend des cris, et voit, à quelque distance une femme qui se tord les bras de désespoir et semble appeler à l’aide.

Il accourt et reconnaît la Perdrix-Blanche qui se tient sur les bords de la rivière Mohawk en remplissant l’air de ses cris.

D’un geste désespéré elle lui montre son en-

  1. Les Mohicans étaient les ennemis jurés des Iroquois. Ils habitaient entre l’Hudson et l’océan.