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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/56

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fant, âgé de cinq ou six années, qui se débat au milieu de la rivière assez profonde en cet endroit.

L’enfant avait déjà deux fois enfoncé sous l’eau et venait de reparaître à la surface.

En un clin d’œil, Mornac se débarrassa de son manteau, de sa ceinture et de ses guêtres, et s’élança dans la rivière.

Emporté par le courant et suffoqué par l’eau qu’il avait avalée, le malheureux enfant allait disparaître pour la troisième et dernière fois, lorsque Mornac, bon nageur, le rejoignit, le saisit par les cheveux, le ramena au rivage et le déposa vivant dans les bras de la Perdrix-Blanche.

La pauvre mère, éperdue de joie se jeta aux pieds de Mornac, et se mit à lui embrasser les genoux en murmurant de douces paroles qu’il aurait bien voulu comprendre.

Puis elle prodigua ses soins à l’enfant.

— Je crois bien, sandis ! pensa le Castor-Pelé, en remettant ses guêtres et sa ceinture, que je viens de me faire une alliée fidèle et dévouée !


CHAPITRE XII.

une sombre histoire.

Le soir du même jour, Mornac veillait seul auprès du feu, dans le ouigouam de sa mère adoptive.

À demi couché sur une peau de bison, les mains croisées sur les genoux, les yeux fixés sur l’ouverture du toit, par où les étincelles s’échappaient pétillantes et s’en allaient s’éteindre dans l’air, après avoir un instant brillé comme les étoiles qui scintillaient dans le coin du ciel visible par la déchirure du toit de la cabane, le chevalier suivait le vol de sa rêverie capricieuse comme la fumée du brasier.

Il en était à se demander comment l’ombrageux Griffe-d’Ours avait pu se décider à le laisser en arrière, et libre de voir Mlle de Richecourt autant qu’il le désirait. Pourquoi le chef n’avait-il pas songé à l’emmener avec ses jeunes gens et à l’éloigner du village ? C’est ce que Mornac ne pouvait s’expliquer.

S’il eût mieux connu le chef iroquois, cet oubli eût moins excité sa surprise.

La grande passion des Iroquois était la guerre ; quant à l’amour, vu qu’ils n’en connaissaient point les délicatesses platoniques et qu’ils considéraient l’abus des jouissances physiques comme énervantes et fatales aux guerriers, ils n’en usaient que fort modérément. Ce petit peuple de conquérants, qui, dans l’espace de tout un siècle, fit trembler l’Amérique du Nord du retentissement de ses armes, avait, à défaut d’instincts plus généreux, l’intelligence de la férocité, et surtout le besoin de ménager ses forces afin de faire face aux nombreux ennemis qui l’entouraient de toutes parts.

Si telles étaient les idées du gros de la nation iroquoise, on conçoit sans peine que Griffe-d’Ours, que ses exploits avaient fait nommer chef à un âge assez peu avancé, et auquel ses cruautés avaient mérité le surnom de Main-Sanglante, estimait bien plus les ardentes émotions de la bataille que les « gentils combats d’amour », comme disaient les trouvères de la vieille Europe.

Aussi, à peine avait-il su que les quatre autres cantons iroquois se disposaient à envoyer des partis contre les Mohicans leurs plus redoutables ennemis, que Griffe-d’Ours avait oublié sa belle captive, Mlle de Richecourt, ainsi que Mornac et Vilarme, pour ne plus songer qu’à choisir ses jeunes gens et à les bien armer en guerre. Le temps pressait, et le soir même il était parti, gonflant sa forte poitrine des âcres senteurs de la forêt en songeant à la bonne odeur du sang des vaincus.

Mornac en était encore à chercher la solution de ce problème, quand une ombre s’interposa entre lui et la lumière du feu. Il se leva et reconnut la Perdrix-Blanche.

Celle-ci le prit par la main, l’attira doucement vers la porte de la cabane et lui fit signe de la suivre.

Le village était plongé dans l’obscurité. Complet y eût été le silence, si l’on n’eût entendu, de ci et de là, un chant bizarre et monotone, les frais éclats de rire de quelque jeune fille, et les aboiements de certains chiens répondant aux échos de leur propre voix que leur renvoyait la forêt sonore.

En quelques secondes la Perdrix-Blanche arriva à son ouigouam où elle fit entrer Mornac qu’elle conduisit auprès de Mlle de Richecourt.

Jeanne était assise sur son lit de peau d’ours. Elle tendit la main au chevalier, et lui dit de s’asseoir à côté d’elle sur la longue estrade qui régnait autour de la cabane.

Tandis que la Perdrix-Blanche prenait place tout près du grand feu qui flambait au milieu du ouigouam, mademoiselle de Richecourt dit au chevalier :

— Je ne sais, en vérité, si les attentions de cette femme cachent quelque piège, ou si elles sont sincères ; mais depuis midi, elle ne cesse de m’accabler de prévenances. Voyant que je paraissais triste, elle me fit signe, il y a un instant, qu’elle allait chercher quelqu’un ; et voilà qu’elle vous amène ici. Il est vrai que son frère est parti ce soir.

— Je crois pouvoir vous donner la clef de ce mystère, répondit Mornac avec un sourire. J’ai sauvé, ce matin, l’un des enfants de cette femme, au moment qu’il était en train de se noyer. C’est sans doute la reconnaissance qui la pousse à agir ainsi.

— Mais racontez-moi donc ce sauvetage ?

Le chevalier se rendit au désir de Jeanne et lui dit en terminant :

— Vous voyez que j’ai gagné cette femme à notre cause, et que nous pourrons au besoin compter sur elle.

— Un bienfait n’est jamais perdu, chevalier.

— Non certes, et surtout celui-là qui me va permettre de m’approcher plus souvent de vous, belle dame.

— Belle ! je ne le dois être guère. Le manque de miroir ne m’a pas permis de constater les ravages que la maladie a causés chez moi ; mais je suis sûre que je suis affreuse.

— Affreuse ! s’écria le galant gentilhomme qui mit un genou en terre et s’empara de la main blanche de la jeune fille en dévorant du