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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/58

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bonheur terrestre est irrévocablement constatée par les conjoints.

« Voilà ce que je connais du mariage, voilà ce que vous en savez sans doute vous-même, ma chère cousine, et ce que chacun en peut apprendre. Eh bien ! ce qui m’a toujours émerveillé c’est de voir que, tous les jours, des gens aussi bien renseignés que nous, s’y laissent prendre, comme nous y serons un jour sans doute pris nous-mêmes, tout des premiers !

— Parlez pour vous seul, je vous en prie, dit Jeanne avec un sourire préoccupé, et continuez votre récit sans allonger cette digression sarcastique.

— Une couple d’années, pendant lesquelles vous naquîtes, s’écoulèrent assez calmes pour les deux époux qui, après quelques mois passés en leur château de Kergalec, étaient retournés à la cour où, grâce à l’influence de la comtesse sur la reine-mère, votre père avait obtenu une charge importante.

« Bientôt cependant, on sut qu’il y avait du froid entre les deux époux ; non pas qu’on s’en aperçût en public, le comte et la comtesse étant trop gens du monde pour en rien laisser voir au dehors. Cette rumeur, venue on ne sait d’où, s’accrut pourtant, grandit ; et, grâce aux observations préjugées des malveillants, les plus indifférents gestes du comte et de sa femme purent donner quelque crédit à ce bruit qui n’avait d’abord été qu’un soupçon.

« Pardonnez-moi de vous révéler des faits douloureux que vous avez dû sans doute ignorer jusqu’à ce jour. Mais ce fait reconnu de l’incompatibilité d’humeur de vos parents, qui se rencontre dans presque tous les ménages et, par conséquent, n’offre rien d’extraordinaire, devait avoir par la suite une telle influence sur la destinée du comte et la vôtre, qu’il me faut vous le divulguer en y appuyant même un peu.

« En 1648, les troubles de la Fronde ayant éclaté, votre père, avec les princes et un grand nombre de seigneurs, prit parti contre le Mazarin. Cet Italien, ministre de France, vil, avare et rusé, devait nécessairement déplaire à un gentilhomme français fier, libéral et franc comme l’était le comte. Aussi votre père fut-il un des premiers à se déclarer contre lui. Bien mal lui en prit pourtant. Lorsque la faction des frondeurs fut vaincue, les chefs, princes, ducs, évêques et autres, eurent soin de faire accepter leur rentrée en grâce, comme une condition expresse de leur soumission ; et, ainsi qu’il advient toujours en ces sortes de cabales, la colère du vainqueur tomba sur les coupables de second rang. Votre père fut enveloppé dans la disgrâce que la plupart des seigneurs de sa condition avaient encourue, et obligé de quitter la cour avec sa femme, en 1652, pour s’en aller habiter leur château de Kergalec.

— Je me souviens du voyage, interrompit Jeanne, rêveuse. J’avais alors neuf ans, et mon père en passant par Nantes, me laissa dans un couvent pour y faire mon éducation. Le château de Kergalec n’étant éloigné que de quelques lieues, il était facile à ma mère de venir m’y visiter souvent. Hélas ! je n’en devais sortir, quelques années plus tard, que sous de bien tristes circonstances !

Le front de la jeune fille s’assombrit de plus en plus.

Mornac continua.

« Le comte et la comtesse menèrent dès lors une vie assez retirée ; lui, chassant tout le jour en la seule compagnie d’un vieux serviteur, ou passant de longues heures sur la mer. Au pied de la falaise que baignent les vagues et qui supporte les murs du château de Kergalec, une petite embarcation se détachait souvent de la côte pour aller bercer au loin le comte avec ses mélancoliques rêveries.

« La comtesse ne sortait guère de son appartement où sa camériste, Julia, faisait presque toute sa société.[1]

« Comme le comte et sa femme n’échangeaient avec la noblesse du voisinage que les visites obligatoires et que l’on connaissait le genre de vie qu’ils menaient tous deux, on prit leur taciturnité pour du dédain, et tous les hobereaux des environs, afin de s’en venger, se mirent à dénigrer hautement leurs illustres voisins de Kergalec. Les commentaires une fois partis allèrent bon train, et, à l’aide des rumeurs qui étaient venues de Paris, vos parents passèrent bientôt pour faire un fort mauvais ménage. Ce qui était faux. Car enfin, si la différence de leur humeur empêchait le comte et sa femme de sympathiser, ils avaient tous deux trop de tact et de savoir-vivre pour se causer d’inutiles désagréments.

« Six années s’écoulèrent ainsi, sans apporter de changements dans la vie du comte et de la comtesse de Richecourt.

« Un soir du mois d’avril 1659, le comte rentra fort pâle au château. Il était sorti seul pour aller voir, du haut de la falaise, le soleil se coucher dans la mer. En revenant par une allée du parc qui séparait le château de la côte, un coup de feu avait éclaté soudain dans la solitude du bois et le silence du soir, et une balle était venue couper la plume de son chapeau.

« Le comte qui ne se connaissait pas d’ennemis, crut que ce devait être la balle égarée de quelque braconnier et dès le lendemain n’y pensa plus.

« Quelques jours après, votre père ayant voulu s’aventurer sur la mer, son embarcation sombra à quelques brasses de la côte. Le comte était bon nageur et put gagner aisément le rivage. À la marée basse, on retrouva l’embarcation qui s’était enfoncée droit sous la vague. On examina la chaloupe afin de voir quelle avait pu être la cause de cet accident, et l’on s’aperçut qu’un trou de tarière avait été fraîchement percé sous la ligne de flottaison. Cette fois, l’intention perfide d’un ennemi était évidente, et le comte comprit qu’on en voulait à ses jours.

« Immédiatement, il fit, à la tête de ses gens, une battue dans son domaine. Mais à l’exception de quelque cerf dix cors, de deux sangliers solitaires et d’un vieux loup à tête grise,

  1. La comtesse qui avait été attachée à la cour d’Anne-d’Autriche pouvait appeler sa femme de chambre camériste qui est le nom que les femmes espagnoles de qualité donnent à leurs suivantes.