Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/60

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chers ! Mais je finis ce récit que vous avez exigé.

« L’homme masqué bondit au-devant des deux femmes, leur barra le passage, garrotta et bâillonna la camériste en un tour de main, après l’avoir menacée de l’égorger si elle jetait un cri. Puis s’approchant de la comtesse qui avait reculé jusqu’à la fenêtre et grelottait de terreur, l’homme arracha son masque et s’écria :

« — Me reconnaissez-vous, madame de Richecourt ?…

« Un éclair livide, qui brûla les carreaux de vitre, tomba en plein sur la face pâle du baron de Vilarme.

« La comtesse tremblait tellement qu’elle n’aurait jamais pu proférer une parole.

« — Oui, vous le reconnaissez, n’est-ce pas, cet homme que non seulement contente de repousser, vous avez autrefois accablé de vos superbes dédains ; cet homme que son trop heureux rival blessa d’un coup presque mortel, quelques jours avant votre mariage ; cet homme qui après avoir parcouru le monde pour tâcher de vous oublier, a traîné par tout le globe le feu de l’amour et de la haine qui lui rongeait le cœur ! Oui, me voici, madame la comtesse, terrible comme la vengeance, inexorable comme la mort ! Car, vous allez mourir comtesse de Richecourt ! De vous, maintenant qui avez appartenue à un homme que j’exècre, je ne veux rien autre chose que la vie. J’ai appris avec joie que vous n’étiez pas heureuse avec ce beau mignon de cour que vous m’avez préféré dans le temps. Mais comme il est trop gentilhomme pour vous rendre vraiment malheureuse, vous ne souffrez pas assez au gré de mes désirs ! Je veux vous sentir frissonner sous ma main dans les convulsions de l’agonie ! Quant au comte, votre époux trois fois maudit, il aura son tour. Allons ! madame, recommandez-vous à Dieu !

« Il est une chose que les nobles femmes estiment plus cher que la vie, c’est leur honneur. La comtesse voyant que le sien ne courait aucun danger, s’agenouilla et pria. Les filles des preux savent mourir.

« Vilarme contempla un instant cette pâle figure de femme tour à tour éclairée par les lueurs incessantes du feu et les éclairs intermittents du dehors. Il grimaça un sourire de démon. Il bondit sur sa victime, l’enleva, la jeta sur un lit, saisit un oreiller, l’appuya sur le visage de la comtesse et pesa dessus de tout son poids, pour étouffer l’infortunée.

« À la clarté du brasier et des éclairs, la camériste éperdue vit le pauvre corps de la comtesse se tordre sur son lit en d’effroyables convulsions. Elle poussa quelques rauques sanglots sous cet horrible oreiller, ses membres palpitèrent dans un suprême effort et ce fut tout.

« Longtemps Vilarme resta courbé, hideux, sur l’oreiller, épiant chacun des derniers frissonnements de sa victime. Quand il fut bien sûr qu’elle était morte, il alluma un flambeau, regarda, satisfait, la figure bleuie de la trépassée et s’avança du côté de la camériste. »

— Ah ! mon Dieu, fit mademoiselle de Richecourt qui étendit les bras et s’affaissa évanouie.

Mornac, et la Perdrix-Blanche qui avait remarqué, sans y rien comprendre, l’émotion que le récit du chevalier produisait sur la jeune fille, s’empressèrent de lui prodiguer leurs soins.

Jeanne reprit bientôt connaissance.

— Je savais bien, dit Mornac à mademoiselle de Richecourt, que vous ne pourriez pas supporter l’émotion d’une aussi horrible histoire. Mais aussi, pourquoi avez-vous tant insisté ?

La jeune fille ne put répondre et se mit à pleurer.

Quand ses larmes l’eurent un peu soulagée, elle supplia tellement Mornac de terminer son récit, qu’il ne put s’y refuser. D’ailleurs ce qui lui restait à dire était moins pénible que ce qui précédait.

« Vilarme s’approcha donc de la camériste et lui dit :

« — Maintenant, ma belle suivante, à nous deux. Écoute-moi. Si tu me veux jurer sur le Christ que tu vas suivre en tous points mes instructions, je vais te faire grâce.

« Il alla décrocher un crucifix qui pendait au mur, délia les mains de la camériste, lui ôta le bâillon qui étouffait sa voix et lui dit :

« — Fais serment de répéter à tous, partout et toujours que, pendant que tu dormais dans l’antichambre de ta maîtresse, selon ta coutume, celle-ci est morte, sans doute, d’un coup de sang ; qu’effrayée par le bruit de l’orage, tu es entrée au milieu de la nuit chez la comtesse et que tu l’as trouvée sans vie.

« Comme la pauvre fille hésitait, Vilarme leva son poignard.

« — Je le jure ! s’écria-t-elle, terrifiée.

« — À mon tour, reprit froidement Vilarme, je te jure que si jamais un seul mot des événements de cette nuit sort de tes lèvres, tu mourras de ma main ! Fussé-je sur le banc des accusés que j’irais te poignarder en face de mes juges. Je te le jure sur le Dieu mort en croix !

« Il délia les pieds de la suivante, enleva les cordes dont il l’avait garrottée et disparut.[1]

« Le lendemain le comte, en arrivant à Kergalec, apprit la mort de sa femme. Il s’en montra fort affecté et pleura longtemps auprès de la morte. Comme j’étais en garnison à La Rochelle, il m’envoya une lettre de faire part me priant d’assister aux funérailles de la comtesse. Je n’eus pas l’honneur de vous y voir. »

— Hélas ! j’étais malade, dit mademoiselle de Richecourt, et les médecins avaient défendu de me laisser sortir. Je n’appris la perte cruelle

  1. À quelque lecteur, le récit de cet horrible meurtre semblera peut-être d’abord disparate et choquant, dans ce tableau où nous avons tâché de peindre la vie civilisée à côté de la vie sauvage. Mais en y réfléchissant davantage, on verra que j’ai voulu montrer à côté de la barbarie des Iroquois, que notre civilisation relative n’a pu étouffer entièrement, chez les peuples réunis en société, ce germe de cruauté qui existe dans l’homme ; et que le siècle qui produisit la Brinvilliers, empoisonneuse de trop célèbre mémoire, exécutée en 1676 pour avoir successivement tué son père, ses deux frères et sa sœur, pouvait bien aussi donner naissance à un Vilarme. À ce sujet notre civilisation progressive du dix-neuvième siècle ne doit pas être plus fière d’une époque toute remplie du nom de Tropman.