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mains violentes. Soyez prudente et tranquille. Mes frères blancs, le vieux coureur des bois et le jeune fils de la dame que vous appelez votre mère, veillent avec moi de loin sur vous ; demain, peut-être, vous serez libre.

La jeune fille lui serra la main.

Lui, entendant du bruit au dehors, disparut aussitôt.

Une minute plus tard et il se serait rencontré avec Griffe-d’Ours qui entra dans le ouigouam, et fit un geste de mécontentement à la vue de la Perdrix-Blanche qui veillait à côté de mademoiselle de Richecourt.

— Ma sœur la vierge blanche s’ennuie donc beaucoup dans mon village puisqu’elle a voulu le quitter sans m’attendre pour me faire ses adieux, dit-il d’un ton railleur.

Mademoiselle de Richecourt ne répondit point.

— La belle jeune fille regrettait peut-être mon absence, continua l’Iroquois en redoublant d’ironie ; et voilà pourquoi elle a voulu aller sans doute au devant de moi avec son jeune ami qui semble se moquer trop de la mort. Pour éviter par la suite autant de trouble et pour vous retenir au village, vous allez devenir la femme du chef. Quant au jeune guerrier, votre ami, il est brave et me suivra dans mes expéditions. Le chef est fatigué ce soir et la vierge blanche ne l’est pas moins. Aussi les cérémonies de notre union n’auront pas lieu cette nuit, mais pendant la suivante.

Il contempla un instant Jeanne pour saisir l’impression que ces paroles produiraient sur sa physionomie.

Celle-ci ne leva pas seulement les yeux et resta impassible.

— J’ai dit, acheva le chef avec une énergie d’expression qui marquait sa décision irrévocable.

Et il sortit du ouigouam.

Le Renard-Noir avait rejoint Mornac.

— La Perdrix-Blanche consent à nous aider, dit-il au chevalier qui l’attendait avec impatience. C’est une bonne femme. J’ai vu dans ses yeux qu’elle ne mentait pas et que son cœur t’est sincèrement dévoué. Maintenant, mon fils, écoute-moi bien. Demain, durant le jour, à l’approche du grand festin, tu verras entrer dans le village un homme qui a longtemps couru les bois et qui connaît toutes les ruses des Sauvages. Il sera déguisé. Prends garde de le reconnaître pour un ami ; c’est Joncas. Feins de l’avoir jamais vu. Il apportera de l’eau-de-feu pour échanger contre des pelleteries, des mocassins et des raquettes qui nous serviront pendant notre fuite à Stadaconna ; l’hiver est proche. Tu comprends que l’eau-de-feu devra couler à flots dans le grand repas à tout manger. Tu assisteras à ce festin et tu agiras comme les autres. Tâche de faire boire Griffe-d’Ours pour qu’il s’endorme. Toi, prends garde.

— Sois tranquille, mon vieux, interrompit Mornac en souriant. Je suis, sur ce sujet, de force à tenir tête à n’importe quel gaillard du village.

— Bon ! L’obscurité venue, tu t’assureras que tous, ou à peu près, sont engourdis par la viande et l’eau-de-feu, sauve-toi doucement et viens aussitôt sous ce ouigouam. Je t’attendrai ici avec mes deux camarades. As-tu compris ?

— Parfaitement.

— Bien. Oh ! évite de rencontrer, durant le jour, la vierge blanche : Griffe-d’Ours aura moins de soupçons. Sans qu’on te remarque, fais savoir à la jeune fille de s’habiller et de se chausser chaudement. Il commence à faire froid dans les bois. À présent je m’en vais. Sois prudent.

Il vit en sortant qu’il tombait une petite pluie froide et serrée.

— Bon ! dit-il, voilà qui va effacer la trace de mes pas en fondant la neige.

Et il s’éloigna sans bruit pour aller rejoindre Louis Jolliet qui l’attendait avec impatience dans la grotte du champ des morts.


CHAPITRE XVII.

où il est parlé d’un charlatan, et d’un marchand d’oranges qui vendait toutes autres choses que des fruits du même nom.

Le lendemain, dès le matin, il y avait grande rumeur dans la cabane de la Perdrix-Blanche.

Les parents et les amis de la jeune femme y étaient accourus en apprenant qu’elle était malade.

Le ouigouam était plein de gens qui, tout ainsi que les commères de nos pays civilisés, donnaient sur la présente maladie les opinions et les conseils les plus opposés.

Assise à côté d’elle, Jeanne feignait de soigner la malade. Celle-ci, de temps à autre, laissait échapper quelques plaintes, tout en racontant un rêve pénible qu’elle avait eu durant la nuit et qui lui présageait sa fin prochaine.

À cette révélation il n’y eut qu’un cri dans la cabane.

— Le Jongleur ! Où est-il ? Qu’on aille chercher le Jongleur ! Lui seul a la vertu de guérir toutes sortes de maux en parlant aux bons et aux mauvais Esprits.

Averti aussitôt, le jongleur vint et dit en entrant :

— Si le méchant Esprit est ici, nous le ferons bien vite déloger !

Cela avec une grande suffisance. Puis avec un de ces airs graves et recueillis que nos plus importants médecins lui auraient envié, il s’approcha de la malade.

Je n’avancerai pas qu’il lui prit le pouls ; car je doute que la découverte de la circulation du sang, faite seulement en 1628 par le célèbre Harvey, fût encore parvenue à la connaissance des jongleurs de la bourgade d’Agnier. Cependant je puis affirmer qu’il fit subir à la malade une foule de questions et jeta sur elle un de ces coups d’œil de connaisseur comme en ont nos médecins les mieux posés.

— Le cas est grave, dit-il en sortant, et j’ai besoin de me retirer à l’écart pour parler à l’Esprit.

Il se fit élever sur le champ une espèce de tente à côté du ouigouam et s’y installa seul. On l’entendit bientôt qui chantait, dansait et hurlait comme un possédé. Quelquefois pourtant il s’arrêtait et semblait prêter l’oreille à quelque interlocuteur invisible auquel il répon-