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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/82

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leurs desseins. Mais, moi-même que fais-je ici ? Ma position n’est-elle pas intolérable ? Méprisé de Griffe-d’Ours, en butte à ses soupçons, haï de Mornac et de sa cousine, berné par les Sauvages, maltraité ignominieusement par cette femme maudite qui semble avoir pour mission de me faire expier ce lâche assassinat que je commis autrefois sur une femme, n’ai-je pas aussi, moi, de seul recours qu’en la fuite ? Fuir, c’est cela ! Fuyons, nous aussi. Oui, mais Mornac que je laisse avec celle que j’aime ? Car c’est une vraie fatalité, mais je l’aime cette fille de ma victime. Sa fortune n’est pas à dédaigner non plus ! Que faire ?…

Longtemps il resta plongé dans ses réflexions, et tellement absorbé qu’il en oubliait de manger.

Mornac qui s’en aperçut se dit :

— Voilà Vilarme qui délibère avec lui-même. Il doit ruminer quelque vilenie. Attention !

— C’est cela, continuait de penser Vilarme. Sans plus tarder j’agirai ce soir même. Mettant à profit quelque bonne occasion je m’esquiverai d’ici pour me glisser inaperçu jusqu’à la cabane que Mlle de Richecourt habite. Il n’y a plus maintenant de sentinelle à la porte de son ouigouam. Je m’en suis convaincu avant d’entrer dans celui-ci. Tandis que le chef iroquois et ce maudit Mornac seront tranquillement ici je pénétrerai sans obstacle jusqu’à la jeune fille qui me sera livrée sans défense… Cette nuit je tuerai Mornac et après que je l’aurai vaincu, la belle ne sera que trop aise encore de s’enfuir avec moi pour éviter les brutalités de Griffe-d’Ours et les horreurs de la vie sauvage.

« Ce petit plan n’est pas bête ! Ayons l’œil au guet et choisissons bien le moment pour ne pas manquer notre sortie.

— De l’eau-de-feu ! qu’on nous en donne ! criaient les convives.

Le plat d’écorce rempli jusqu’aux bords, circula de nouveau tout autour du cercle des Sauvages dont l’ivresse se trahit bientôt par les gestes et les poses les plus désordonnés.

Ceux qui avaient vidé leur assiette s’étendaient sans façon sur le dos et se laissaient aller aux premiers bercements de l’ivresse et à la somnolence stupéfiante causée par la quantité de viandes qu’ils avaient avalée.

Les autres ayant à cœur de terminer leur tâche continuaient à lutter bravement contre les dégoûts que leur causait leur goinfrerie et contre les premières vapeurs de l’ivresse qu’ils sentaient planer sur leur cerveau comme un épais brouillard.

— Que je sois pendu, pensa Mornac, si plusieurs d’entre eux ne crèvent pas comme des canons trop chargés. Les sales animaux ! Et dire, pourtant, qu’un gentilhomme, de toute bonne lignée qu’il soit, se met dans un état semblable pour avoir pris trop de vin ! Mornac, mon bon, ceci est une frappante leçon pour toi qui souvent, hélas ! as par trop coudoyé Messer Bacchus. Un homme qui se respecte doit avoir horreur de se mettre en une aussi abjecte condition, et je jure, dès ce moment de ne plus boire ! Quand je dis ne plus boire, j’entends ne plus en abuser. Car pour ce qui est de se gaudir le cœur avec un verre ou deux du divin jus de la treille, en face d’un bon et loyal ami, je ne vois pas qu’un honnête homme y puisse trouver à redire. Mais m’avilir encore à l’instar de ces brutes, jamais ! Je me le jure à moi-même et me prends la main à cet effet.

— De l’eau-de-feu, cria l’un des Sauvages.

Le plat d’écorce fut encore rempli.

Quelques-uns de ceux qui s’étaient couchés se relevèrent pour boire encore une fois et se recouchèrent aussitôt. Plusieurs n’eurent pas la force de s’asseoir et retombèrent inertes après quelques vains efforts.

Cette dernière lampée en acheva d’autres qui avaient tenu bon jusque-là et qui s’affaissèrent à côté de leurs compagnons.

Mornac remarqua avec inquiétude que Griffe-d’Ours n’avait fait qu’effleurer, cette fois, la coupe du bord de ses lèvres.

— Diable ! qu’est-ce que cela veut dire ? pensa le Gascon. Ce gredin aurait-il l’intention de ne se point griser ? Se souvient-il qu’il a promis à Jeanne de la forcer à l’épouser cette nuit ? Irait-il prévenir notre dessein de fuir ? L’heure avance, damnation ! Et Vilarme qui m’épie !

— Cette solennité est bien choisie pour célébrer mon mariage avec la vierge blanche, se disait Griffe-d’Ours. C’est au milieu de ses guerriers réunis qu’un chef doit prendre femme. C’est bon, je vais aller chercher la vierge pâle sous son ouigouam et l’amener ici. Je ne me sens pas encore assez hardi pour la contraindre à m’écouter. Cette femme fière a tant de puissance dans son œil noir. Si je prenais quelques gorgées de plus d’eau-de-feu. Je me suis ménagé jusqu’à présent.

Il fit signe qu’on lui passât la coupe.

Mornac le couvait des yeux.

Vilarme qui les observait tous les deux vit leur attention détournée. Il se leva et sortit de la cabane sans être remarqué.

Après avoir bu, Griffe-d’Ours sembla concentrer ses forces pour ranimer son courage.

Il se mit debout, non sans quelques efforts et se dirigea vers la porte du ouigouam en titubant un peu.

Il pouvait être alors dix heures du soir.

— Mon Dieu ! pensa Mornac, pourvu que mes amis soient arrivés ! Mais Vilarme n’est plus là ! Malédiction !

S’il n’eût écouté que l’inspiration du moment il aurait bondi au dehors. La prudence le retint.

Il attendit que Griffe-d’Ours fût sorti du ouigouam pour le quitter à son tour.

Les entrées et sorties des convives étaient assez ordinaires pendant un festin pour qu’on ne prît pas garde à l’absence de quelques-uns.

En mettant son pied fiévreux hors de la cabane, Mornac aperçut Griffe-d’Ours qui le précédait de quelques pas, et plus loin, tout près du ouigouam de la Perdrix-Blanche, une ombre qui se mouvait dans la nuit.

Mornac réfléchit que ce devait être Vilarme et passa immédiatement derrière la cabane du festin pour gagner la sienne inaperçu en faisant un détour.

Son cœur battait à rompre sa poitrine.

— Oh ! malheur à vous, mécréants ! grondait-