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Page:Marmontel - Mémoires d un père, Didot, 1846.djvu/22

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MÉMOIRES


Bort, situé sur la Dordogne, entre l’Auvergne et le Limousin, est effrayant au premier aspect pour le voyageur, qui de loin, du haut de la montagne, le voit au fond d’un précipice, menacé d’être submergé par les torrents que forment les orages, ou écrasé par une chaîne de rochers volcaniques, les uns plantés comme des tours sur la hauteur qui domine la ville, et les autres déjà pendants et à demi déracinés ; mais Bort devient un séjour riant, lorsque l’œil, rassuré, se promène dans le vallon. Au-dessus de la ville, une île verdoyante que la rivière embrasse, et qu’animent le mouvement et le bruit d’un moulin, est un bocage peuplé d’oiseaux. Sur les deux bords de la rivière, des vergers, des prairies, et des champs cultivés par un peuple laborieux, forment des tableaux variés. Au-dessous de la ville le vallon se déploie, d’un côté en un vaste pré que des sources d’eau vive arrosent ; de l’autre, en des champs couronnés par une enceinte de collines, dont la douce pente contraste avec les rochers opposés. Plus loin, cette enceinte est rompue par un torrent qui, des montagnes, roule et bondit à travers des forets, des rochers et des précipices, et vient tomber dans la Dordogne par une des plus belles cataractes du continent, soit pour le volume des eaux, soit pour la hauteur de leur chute ; phénomène auquel il ne manque, pour être renommé, que de plus fréquents spectateurs.

C’est près de là qu’est située cette petite métairie de Saint-Thomas où je lisais Virgile à l’ombre des arbres fleuris qui entouraient nos ruches d’abeilles, et où je faisais de leur miel des goûters si délicieux. C’est de l’autre côté de la ville, au-dessus du moulin et sur la pente de la côte, qu’est cet enclos où, les beaux jours de fêtes, mon père me menait cueillir des raisins de la vigne que lui-même il avait plantée, ou des cerises, des prunes et des pommes des arbres qu’il avait greffés.

Mais ce qui, dans mon souvenir, fait le charme de ma patrie, c’est l’impression qui me reste des premiers sentiments dont mon âme fut comme imbue et pénétrée par l’inexprimable tendresse que ma famille avait pour moi. Si j’ai quelque bonté dans le caractère, c’est à ces douces émotions, à ce bonheur habituel d’aimer et d’être aimé, que je crois le devoir. Ah ! quel présent nous fait le ciel lorsqu’il nous donne de bons parents !