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Page:Marmontel - Mémoires de Marmontel - M. Tourneux, Lib. des biolio., 1891, T3.djvu/28

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tendre comme il se glorifioit d’avoir présagé mon bonheur.

Nous voyions aussi quelquefois nos voisins, le curé de Saint-Brice, le bon Latour et sa digne femme, qui aimoit la mienne.

Nous faisions assez fréquemment des promenades solitaires ; et le but de ces promenades étoit communément cette châtaigneraie de Montmorency que Rousseau a rendue célèbre.

« C’est ici, disois-je à ma femme, qu’il a rêvé ce roman d’Héloïse, dans lequel il a mis tant d’art et d’éloquence à farder le vice d’une couleur d’honnêteté et d’une teinte de vertu. »

Ma femme avoit du foible pour Rousseau ; elle lui savoit un gré infini d’avoir persuadé aux femmes de nourrir leurs enfans, et d’avoir pris soin de rendre heureux ce premier âge de la vie. « Il faut, disoit-elle, pardonner quelque chose à celui qui nous a appris à être mères. »

Mais moi qui n’avois vu, dans la conduite et dans les écrits de Rousseau, qu’un contraste perpétuel de beau langage et de vilaines mœurs ; moi qui l’avois vu s’annoncer pour être l’apôtre et le martyr de la vérité, et s’en jouer sans cesse avec d’adroits sophismes ; se délivrer par la calomnie du fardeau de la reconnoissance ; prendre dans son humeur farouche et dans ses visions sinistres les plus fausses couleurs pour noircir ses