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les cévennes

prit un caractère de violence plus désastreux encore. Les chroniques du temps ne contiennent que des récits de bourgs et de villages livrés au pillage et aux flammes, de garnisons passées au tranchant de l’épée, de populations exterminées, d’églises dévastées ou détruites, de cruautés inouïes, etc. Trente-sept ans de pareille guerre[1]. »

Le château de Triadou a une histoire à raconter : c’est celle de l’enlèvement de son trésor en 1793. La voici.

En 1628, le duc Henri Ier de Rohan, chef du parti calviniste en France, se rendait de Meyrueis à Millau par le causse Noir ; le sire de Triadou, Simon d’Albignac, lui vint tendre une embuscade, mit ses huguenots en fuite, et s’empara des bagages, qui furent un butin immense. Des sommes tombées ainsi en son pouvoir, Simon fit deux parts : l’une servit à embellir le manoir de Peyreleau, l’autre fut constituée en fonds de réserve, et le châtelain enrichi consigna dans ses archives qu’un trésor était caché dans le château ; il eut soin de ne pas dire où. À cette époque fut construite au bout de la terrasse la jolie chapelle qui sert aujourd’hui d’étude à M. Fabié et qui renferme de curieuses fresques.

Les républicains de Millau occupèrent Triadou en 1793 ; plus heureux que tous les seigneurs d’Albignac, qui n’avaient pu réussir à deviner la cachette de Simon, ils reconnurent, par un coup frappé au hasard, l’existence d’une cavité sous l’escalier même ; là, dans deux caisses de chêne vermoulues, gisaient deux lourdes boîtes de plomb : le trésor du duc de Rohan revoyait enfin le jour. Pour ne pas éveiller la cupidité de la soldatesque, on dressa procès-verbal déclarant qu’on avait trouvé « des sacs remplis de sous » ; puis quatre chevaux blancs s’en furent honnêtement porter la richesse au Directoire du district.

Pendant ce temps, le sire de Triadou, émigré à Londres, devait travailler pour vivre ; une singulière spécialité lui en fournit les moyens : ce marquis d’Albignac avait un talent tout particulier pour accommoder les salades. Sa clientèle de gastronomes devint rapidement si nombreuse, qu’il put acheter chevaux et voitures ; et chaque matin on voyait ce descendant de Pierre et de Simon traverser en cab, avec cocher et laquais, les plus belles rues de Londres, pour aller préparer les laitues de l’aristocratie anglaise. L’anecdote est authentique, et cet art précieux devint pour lui, paraît-il, plus lucratif que ne l’eût été la découverte tant souhaitée du fameux trésor de Peyreleau !

Quoique délabré, le château garde encore de grandes salles, avec de fort beaux lambris et plafonds peints et sculptés.

Le Rozier et Peyreleau, protégés des vents froids par une ceinture de hauteurs largement ouverte vers le sud-ouest, du côté du plus chaud soleil, et recevant par la vallée de la Jonte les purifiantes brises du sud-est, balsaminées à travers les forêts de sapins de l’Aigoual, jouissent d’un climat très sain. La moyenne de la vie humaine y est très longue, et le nombre des octogénaires relativement considérable. Une veuve Julien, âgée de cent quatre ans, va chaque matin (1889) sonner l’Angélus à l’église du Rozier ; il y a six ou sept ans, elle percevait les droits de péage (rachetés en 1887) du pont du Tarn et se levait la nuit pour en ouvrir la grille aux passants ; son fils aîné touche à ses quatre-vingts ans.

Sous ce ciel clément, les arbres fruitiers prospèrent mieux encore qu’à Ispagnac ou Sainte-Énimie : les grenades mêmes y mûrissent parfois.

  1. De Barrau, Documents historiques sur le Rouergue, I, p. 482. – L.-P.-C. Bosc, Mémoires pour servir à l’histoire du Rouergue. 1793, 3 vol. in-8o.