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son étymologie : petra lata) toute la surface du rocher. Des chemins couverts taillés au marteau et une triple enceinte de murs épais l’entouraient. Deux portes, celles de la Fontaine et de Boyne, donnaient accès à la première enceinte ; la seconde de ces portes est seule conservée ; il n’en est pas de même d’une petite chapelle élevée au bout du plateau du côté du Tarn et dont il ne demeure rien.

La deuxième enceinte renfermait un vaste corps de logis et une place d’armes.

Au milieu de la troisième se dressait un roc turriforme haut d’environ 50 mètres et terminé en large terrasse ; ce donjon naturel avait été muni d’un mur crénelé, d’un four, d’une citerne, d’un beffroi, dont la cloche d’alarme convoquait les paysans d’alentour au moindre danger ; d’un grand corps de garde, et d’une tourelle contenant l’escalier ; un pont-levis fermait l’unique porte, très haut placée, de cette tourelle. Le tout composait, en cas de siège, un refuge inexpugnable. Enfin, de grosses tours, dont deux sont encore debout, se reliaient aux enceintes comme sentinelles avancées.

Cette immense fortification était desservie par cinq à six cents défenseurs. Le château de Peyrelade, par sa situation redoutable, par l’art avec lequel on a su y profiter des accidents du terrain, et par la disposition unique de son donjon, est assurément une des plus curieuses constructions féodales de France. Malheureusement il est bien plus dévasté encore que les ruines de Coucy (Aisne), du Château-Gaillard (Eure), de Gisors (Eure), de Murols (Puy-de-Dôme); les chênes verts ont tout envahi. On ne peut plus accéder au grand roc central sans une longue échelle ; du sommet, la vue est à la fois curieuse sur les restes épars de la forteresse, et ravissante sur la vallée du Tarn. Au pied sud du roc, le chétif hameau de Peyrelade, tapi dans des anfractuosités et presque caché sous les vignes, semble se chauffer peureusement au soleil, comme s’il tremblait toujours sous la férule du fier suzerain qui le tolérait à ses pieds : témoin véridique de la dure protection que le manoir accordait au village, curieuse réminiscence du rude Moyen Âge !

Une forteresse gallo-romaine a certainement occupé ce poste exceptionnel. Mais le plus ancien titre connu qui mentionne le château de Peyrelade ne remonte qu’à 1132. Ce fut d’abord, jusqu’en 1260, comme tous les castels de la Jonte et du Tarn, la propriété de la maison d’Anduze-Roquefeuil. Puis il demeura indivis entre les comtes d’Armagnac-Rodez[1] et les barons de Sévérac ; même plusieurs seigneurs qui leur devaient l’hommage s’étaient bâti dans l’enceinte du fort des maisons de refuge, et en profitaient pour s’intituler coseigneurs de Peyrelade. Ce nom d’Armagnacs, corrélatif de celui de Bourguignons, rappelle une des époques les plus lamentables et troublées de la France : le règne de Charles VI. Le sanglant connétable dont Paris fit justice rangea en effet Peyrelade parmi ses domaines ; sa sombre histoire mérite d’être rapportée.

Son grand-père Jean Ier fut, étrange contraste, surnommé le Bon, vécut sous sept rois de France, porta les armes sous cinq et demeura comte d’Armagnac plus d’un demi-siècle, de 1319 ou 1321 à 1373. Les Anglais, maîtres du Rouergue, ne purent lui arracher Peyrelade, mais il vit la peste de 1348 enlever à cette province les deux tiers de ses habitants.

Bernard VII d’Armagnac, « le plus ambitieux, le plus hardi, le plus cruel homme de son temps », succède comme comte à son frère Jean III, le 25 juil-

  1. En 1301 eut lieu la réunion des deux comtés d’Armagnac et de Rodez.