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les cévennes

stupeur passé, nous nous disposâmes à aller en chercher une au bateau, quand Louis Armand surgit du gouffre, sain et sauf, mais mouillé comme un rat.

« Il était tombé de 5 mètres de hauteur dans une nappe d’eau très profonde. Excellent nageur, il conserva son sang-froid et, s’aidant des pieds et des mains, il grimpa contre les parois du rocher et se trouva parmi nous avant que nous eussions seulement avisé aux moyens de le tirer d’affaire.

« Il nous déclara que l’eau était calme, presque tiède, d’une limpidité remarquable, et que, s’il n’avait craint de nous inquiéter, il aurait continué à la nage.

« Bien que le lit de la rivière soit assez étroit au point où est tombé Louis Armand (1m,20), et que les sources qui sourdent sur le bord de la Jonte suffisent à l’écoulement par infiltration en temps ordinaire, l’ouverture souterraine s’élève très haut, et il doit passer là, lors des grandes pluies, un énorme volume d’eau.

« Cette excursion eut lieu vers la fin de l’automne. Quelques jours après commencèrent des pluies persistantes, qui ne nous permirent plus de pénétrer jusqu’au point où nous avions laissé notre embarcation. Elle s’y trouve encore, à l’abri, je l’espère, de toute avarie. »

Afin d’explorer moi-même le ruisseau souterrain, je me suis procuré le bateau démontable qui sera décrit au chapitre suivant. Hélas ! le pluvieux été de 1888 avait gonflé outre mesure la fontaine des Douzes, qui, contrairement à ses habitudes, n’a pas chômé de toute l’année. Le 21 juin, jour de ce deuxième essai, l’eau courante occupait toute la galerie d’entrée, jusqu’à 20 centimètres de la voûte. Le canot de toile ne s’y enfonça pas au-delà de 5 ou 6 mètres : pousser plus loin, même à la nage, était impossible. En vain nous employâmes la journée entière et plusieurs charges de dynamite à faire sauter les rochers qui formaient digue de retenue à la sortie. Une baisse de 4 ou 5 centimètres fut obtenue après plusieurs heures de travail acharné ; puis, vers le soir, le niveau remonta brusquement, réduisant tous nos efforts à néant, Le débit intérieur se mit à augmenter en raison inverse de nos déblais, conséquence sans doute de l’épouvantable orage et des torrents de pluie survenus la veille. La partie était perdue pour l’été : nous l’abandonnâmes, comptant illusoirement pour l’automne sur une revanche qui n’a pu se prendre encore.

En 1889, MM. Fabié et Paradou ont pu remonter le ruisseau final pendant 30 mètres : une voûte basse les a arrêtés ; comme à Castelbouc et à Saint-Chély, on se demande maintenant si une sécheresse prolongée permettra de pousser plus avant. La grotte a 250 mètres de développement en tout et reste une énigme[1].

D’où vient le courant où est tombé Louis Armand ? La présence du mica dans les sables charriés témoigne qu’il a traversé des terrains granitiques : aurait-il donc son origine dans l’Aigoual, les Cévennes ou la Lozère, et percerait-il dans toute son étendue le sous-sol du causse Méjean ? En ce cas, comment expliquer l’intermittence et surtout le débit relativement faible ? S’il arrivait de si loin, ce ruisseau ne serait-il pas plus puissant ?

Il semblerait plus sensé de supposer que c’est tout simplement la réapparition de la Jonte engloutie près de Sourbettes, et chargée de paillettes de mica, puisque ses affluents supérieurs et elle-même naissent dans les schistes et les granits de l’Aigoual. Malheureusement, la perte de Sourbettes est sur la rive gauche, et le canal des Douzes sur la rive droite : la seconde hypothèse exigerait donc que la

  1. V. le plan des Douzes par MM. Paradou et Marion, dans le Bulletin n° 5 (1859) de la section Lozère et Causses du Club alpin. Mende, 1890.