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les cévennes

comparaison, entre deux voisins qui lui feront toujours grand tort aux yeux des touristes : le Cantal et les gorges du Tarn !

Voilà pourquoi ce coffre de granit au couvercle de basalte a été délaissé jusqu’ici, pourquoi les plus récents ouvrages fourmillent d’erreurs à son sujet. Il nous faut donc en parler avec quelque détail, sans toutefois le recommander trop chaudement à ceux qui recherchent avant tout le plaisir des yeux.

« Au sud, au sud-ouest, les torrents d’Aubrac, faits du ruissellement des pelouses, quittent précipitamment le silence et la paix des lieux supérieurs ; par de profondes déchirures, entre des orgues, des roches, des talus oppresseurs, ils tombent en quelques heures à la rive droite du Lot. À l’est, au nord, sur le versant de la Truyère, la pente est moindre, les sources ayant devant elles une route plus longue avant d’atteindre la ville d’Entraygues, qui est le rendez-vous du Lot et de la Truyère. De ce côté-là s’étend la Sibérie d’Aubrac…

« Sibérie en hiver seulement. En été, son beau gazon fait les délices de 30,000 vaches et de 50,000 moutons venus du bas Languedoc pour demander aux prairies de montagne le funeste épanouissement de chair qui les vouera plus vite au couteau de l’égorgeur… terre inconnue, presque déserte, où il n’y a que peu de hameaux, des mazucs ou cabanes d’été des bergers, et des burons à fromage dispersés sur la croupe gazonnée, où çà et là se lèvent des mégalithes.» (O. Reclus.)

L’Aubrac, avec ses quatre lacs, sa cascade des Salhiens, ses constructions préhistoriques, ses moraines glaciaires, ses coulées de basalte, ses forêts, a de quoi tenter le touriste et l’archéologue. En France, on ne trouve aucun lieu plus singulier que son plateau des Lacs, circonscrit à peu près dans les deux communes de Marchastel et Nashinals.

C’est un résumé de la nature de l’Auvergne et du Velay en un espace étroit, et à ces lacs, à ces basaltes, à ces belles eaux, à cette vie pastorale, à ces immenses troupeaux, vient se joindre ce que le Cantal ou le Mézenc ne sauraient offrir dans un terrain si peu étendu, des ruines gauloises à moitié cachées sous les herbes, des tumuli, enfin la vieille abbaye d’Aubrac, si grande par le souvenir historique.

Monter sur l’Aubrac était, il y a trente ans, chose assez difficile ; une fois arrivé sur le plateau, s’y égarer était commun, surtout par les brouillards subits et opaques particuliers à ces régions. Aujourd’hui le plateau des Lacs est une simple promenade.

En été, pour avoir une impression générale, un seul jour suffit. Deux ou trois jours dévoilent bien l’ensemble au botaniste et à l’archéologue, qui peuvent y trouver bien des choses nouvelles pour eux. Des routes sont ouvertes dans tous les sens et portent le visiteur à de très petites distances des curiosités principales. Dès que l’on aborde le plateau d’Aubrac, le paysan vous dit : « Nous sommes sur la motte ; » mot banal qui a une grande signification particulière : c’est la définition de l’herbe de ces hauteurs, sol sacré que le soc ne doit pas ouvrir. Elle a, du reste, un caractère spécial, cette herbe des vertes landes. D’une contexture tellement serrée qu’on la dirait feutrée, elle est élastique au point de fatiguer beaucoup le marcheur. Frappez du pied, vous serez étonné du son que rend le sol : on se dirait sur une voûte. Bien des étrangers croient à l’existence de cavernes ; il n’en est rien. Sur toute la motte, avec quelques variantes suivant la nature de la roche du sous-sol, le même effet se reproduit.