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le cañon du tarn. – de sainte-énimie à la malène

Le vieux Pierre Gall, dit Saint-Pierre, doit être le doyen des bateliers du Tarn ; à terre, avec sa casquette moulée sur la tête et laissant passer quelques mèches de cheveux frisés, avec sa barbe grise un peu inculte, sa taille légèrement courbée, il ne représente pas beaucoup ; à « son bord », au milieu des ratchs, il est superbe ; tout de suite on est pris de confiance ; on le sent maître de sa rivière ; pas un geste inutile, pas un faux mouvement ; un coup de gaffe, et l’obstacle est passé[1].

Au Mas-de-la-Font, à 3 kilomètres en amont du pont du Rozier, se rencontre le plus redoutable rapide de toute la rivière ; c’est presque une chute ; la barque doit passer entre deux blocs à fleur d’eau et franchir un fort ressac produit par une roche excavée.

« Tenez-vous bien, dit Pierre Gall, et ne bougez pas ! »

Et le bateau file comme une flèche entre les deux récifs.

On fait généralement débarquer les voyageurs à ce passage, et l’on a raison, car le moindre « à-coup » pourrait faire chavirer la barque.

Toutefois, quand l’eau n’est que moyennement haute et le véhicule pas trop chargé, on s’épargne le retard de ce transbordement ; à peine si deux ou trois petites lames, quelques pochades d’eau, embarquent. Dans mes cinq descentes du Tarn, je n’ai pris terre qu’une seule fois, et uniquement parce que la nuit close, à neuf heures du soir et sans lune, empêchait de voir les écueils.

Un fait suffit à démontrer que la prudence n’est pas ici à dédaigner.

« En 1880, raconte M. de Malafosse, huit Anglais et deux Anglaises descendaient le Tarn dans deux barques. Arrivés à ce rapide, que leurs bateliers connaissaient mal, la première barque plongea dans le ressac, mais passa néanmoins, après avoir eu ses passagers complètement mouillés. La seconde prit mal le courant et, malgré le coup de gaffe (trop tardif) de l’homme de l’avant, donna en plein sur le roc, s’ouvrit et coula à pic. Trois voyageurs et les deux pilotes furent roulés par le courant et jetés sur la berge ; mais deux des Anglais se trouvèrent pris dans le rentrant de la roche, et auraient péri sans l’aide de l’un des bateliers, qui plongea et réussit à les dégager et à les entraîner avec lui sans aucune suite grave. »

Si j’ai cité cet accident resté mémorable, c’est pour engager les voyageurs à ne pas se fier au premier venu.

Ailleurs, en 1881, une barque, menée par de simples riverains ne faisant pas le métier de pêcheurs, portait, au mois de juillet, dix personnes du causse de Sauveterre allant à une cérémonie de famille sur le causse Méjean. À cet endroit, un coup de barre mal donné, la frayeur de trois femmes, qui se portèrent à la fois sur un côté du bateau, le firent heurter contre le roc. Il embarqua un énorme paquet d’eau et coula au milieu du ratch. La violence du courant rejeta sur la grève les dix passagers, quittes de ce danger pour un bain et quelques meurtrissures. Les pêcheurs ne manquent pas de faire remarquer qu’aucun accident n’est arrivé, de mémoire d’homme, à un batelier attitré, et qu’il ne faut pas s’adresser au petit cultivateur possesseur d’une barque pour son exploitation agricole.

En raison des difficultés qu’ils rencontrent et du temps qu’ils perdent en remontant les barques à leur port d’attache, les mariniers du Tarn exigeaient, jusqu’en 1880, 100, 150 ou même 200 francs des touristes qui voulaient des-

  1. Le père Gall n’exerce plus le métier de batelier (1892).