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cendre de Sainte-Énimie au Rozier. Les protestations des voyageurs, devenus moins rares, l’intervention du Club alpin, la concurrence surtout, ont abaissé ces prix exorbitants à 70, puis 50, 48 et enfin 42 francs. À ce dernier taux, il faut reconnaître que le travail fourni mérite bien le salaire demandé[1].

La dépense n’en reste pas moins onéreuse pour le touriste isolé, qui paye autant que cinq ou six ensemble, toute la peine de la manœuvre étant dans le retour de la barque vide.

Il est vrai que des sentiers longent les bords du Tarn : un chemin bien entretenu, mais que certaines portions établies en escaliers rendent peu praticable aux bêtes de somme, suit constamment la rive droite, même de Sainte-Énimie à Saint-Chély (on n’est donc pas forcé de déranger le meunier de ce moulin pour franchir la rivière). Sur la rive gauche, la circulation est moins facile ; elle est à peu près coupée en deux ou trois points.

L’inconvénient du parcours à pied, c’est que parfois on doit s’élever à plus de 100 mètres au-dessus du Tarn, et se priver de l’aspect des plus curieux défilés rocheux : Saint-Chély, l’Escalette, les Étroits, l’Ironselle. Aux Étroits notamment, la plus belle scène du cañon entier reste invisible du chemin, qui passe par-dessus les falaises inférieures. Et puis, en barque, dans la paresseuse traversée des calmes planiols (Hauterive, Montesquieu, la Croze), une rêveuse langueur vous berce irrésistiblement et vous tient sous un charme indicible, que vient rompre soudain et brutalement l’émouvant passage d’un ratch grondeur, violent contraste d’impressions vives et inoubliables ! « Ce mode de locomotion a une vertu particulière : il est calmant au suprême degré ; il détend les nerfs et repose les membres aussi bien que la tête[2]. »

Il est vrai que le piéton n’est pas distrait des beautés de la route par les difficultés de la navigation, difficultés très attrayantes, j’en conviens, mais qui empêchent parfois de regarder le magnifique cadre du tableau, tant ce sport nautique est attachant. À pied, au contraire, on goûte mieux le plaisir infini de la flânerie contemplative, et l’on se rend mieux compte de la bizarrerie des détails.

Aux gens pressés donc conseillons l’intégrale descente en barque : à ceux qui ont deux ou trois jours de plus à dépenser, disons de remonter ensuite le Tarn à pied ; ajoutons, pour les promeneurs maîtres de leur temps et sans souci de la fatigue, que de Sainte-Énimie au Rozier, en suivant le bord de l’un des deux causses, à 900 mètres d’altitude moyenne, le spectacle est peut-être plus étrange encore ; du parapet de la géante circonvallation, le mince filet d’argent du Tarn semble, à 500 mètres dans l’abîme, la cunette ou rigole d’alimentation ménagée au fond du fossé pour assurer au besoin l’isolement et la défense de la citadelle du Méjean. Mais les siècles ont, à la base du mont Lozère, détruit les vannes du bassin de retenue, et jamais plus la contrescarpe du causse de Sauveterre ne verra l’eau s’élever jusqu’à sa crête pour submerger la prodigieuse tranchée.

Afin d’éviter les remous produits au contact des piles, c’est en aval du vieux pont de Sainte-Énimie que l’on met le pied en bateau.

Et tout de suite l’enchantement commence.

  1. V. aux appendices les tarifs détaillés.
  2. J. Cambefort, Une Semaine de vacances dans l’Aveyron et la Lozère (Bull. de la Soc. de géographie de Lyon, 1889).