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les cévennes

délicieusement champêtre si les falaises pourpres du causse n’écrasaient pas magistralement le castel, si le bruit grondeur du ratch de l’Escalette n’ensauvageait pas un peu la scène, si les lierres, enfin, seuls maîtres de la Caze, ne donnaient pas à ses murs un farouche cachet de vétusté ! Que d’heures charmantes on passerait au bord de la source de la Caze, dans ce pré fleuri, sous ce dôme d’arbres touffus, à quelques pas de ce torrent navigable, au fond de ce cañon lumineux ! Étranges contrastes et impressionnantes antithèses de la nature !

Le château est un cube de pierres avec quatre tours aux angles et un petit donjon au-dessus de l’entrée. Sur la rivière, les fenêtres ont été affreusement mutilées. Un incendie survenu dans la nuit du 28 au 29 octobre 1847 consuma une partie de la tour du nord, mais les nombreuses voûtes qui s’élèvent jusqu’au quatrième étage en préservèrent l’ensemble.

Dans les Voyages… de l’ancienne France du baron Taylor (V. p. 10), trois grandes planches sont consacrées au château de la Caze ; quand parut cette publication, c’était une ravissante demeure, d’un cachet tout féodal ; Brascassat et Richard, les artistes qui la dessinèrent alors (vers 1830), durent être bien surpris de rencontrer pareille construction en ces gorges sauvages si peu fréquentées.

On ne peut s’empêcher d’envier le sort de ces heureux seigneurs de la Renaissance, qui, au milieu de leur époque si troublée, avaient pu trouver tranquille et charmant refuge au sein de l’admirable scène du cañon.

Aujourd’hui la Caze attend qu’un intelligent rêveur, curieux de fuir les hommes et d’oublier un peu la vie, vienne se créer ici la plus poétique et la plus majestueuse des retraites ; ou bien qu’une troupe rieuse veuille ressusciter au contraire la gaieté d’autrefois et en refaire un lieu de fêtes et de plaisirs champêtres.

Naguère, en effet, du petit embarcadère où l’on descend de la tour du sud par un escalier taillé dans le roc, s’élançaient de véritables flottilles de barques portant de joyeuses compagnies de pêcheurs et de dames en fraîches toilettes, qui ramenaient sur la rive les truites et les vandoises du Tarn. Ces parties sont restées dans la mémoire de tous les pêcheurs, et ils en parlent comme d’une des belles époques de leur séduisante rivière. Cette période n’a duré qu’une quinzaine d’années (1850-1864), et les tours de la Caze sont aujourd’hui inanimées !

La poésie de l’extérieur cadre mal avec le délabrement de l’intérieur ; faute d’entretien, le manoir se dégrade de jour en jour. Les voûtes se fendent, les carrelages s’écaillent, les tuiles des toits se déchaussent, les lattes des parquets moisissent, et quelques vieux meubles sont en lambeaux et crevés comme les lambris et les plafonds. Dans l’aile brûlée on n’a jamais refait les planchers ; sur les marches vermoulues des escaliers, le pied heurte parfois un pauvre vieux volume ou quelque ustensile de vaisselle oublié par le dernier habitant. Une pièce du rez-de-chaussée cependant renferme une admirable cheminée de la Renaissance, de style italien, sculptée et peinte à profusion, rapportée en 1850 de Toscane par M. de Rozière : des amateurs en ont offert des prix fabuleux. Une autre salle (la chambre du Diable) a gardé des peintures grotesques et les portraits des huit fées. Tout le reste est presque en ruine. — Les rats et l’humidité rongent boiseries et plâtres ; les chauves-souris et la bise, auxquelles les carreaux brisés laissent leurs grandes entrées, bruissent seules dans cette maison morte : il serait urgent de la restaurer complètement. Les propriétaires, en 1890, paraissaient disposés d’ailleurs à ressusciter leur délicieux domaine.